Trente ans d'autogestion artistique en art contemporain: un exemple québécois

Par Bastien Gilbert

Le centre d'artistes doit être défendu comme un lieu de pouvoir des artistes où l'on s'interroge sur les notions de pratiques artistiques avant celles de l'objet et de sa circulation, où se tient une réflexion sur le développement futur des pratiques, où la notion d'artiste est partout présente, avant celles de produit, de public, d'institution - Bernard Bilodeau, Granby, octobre 2002.

Le rapport autonomie individuelle/projet collectif est, dès l'origine, au centre de la réflexion autogestionnaire et en constitue même le fondement - (Site Brest Ouvert).

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Au début des années 1970, des artistes en arts visuels lancent à Montréal un mouvement dont ils auraient pu difficilement prévoir le succès. Quelques-uns d'entre eux, sous l'impulsion de William Ebing, forment un groupe qui cherche à pallier le manque de diffusion de la photographie à cette époque et fondent Optica. Selon les informations disponibles sur son site, le fonctionnement de ce centre essentiellement collectif repose toujours sur le travail de ses membres, des artistes professionnels et des commissaires actifs au sein du conseil d'administration. Cette histoire en quelque sorte exemplaire et sa durée font d'Optica une sorte de modèle de ces nouvelles institutions consacrées à la diffusion et à la production des pratiques d'arts visuels. Parallèle, communautaire, puis autogestionnaire, Optica a vécu ces phases normatives de l'évolution des centres d'artistes autogérés.

Entre deux époques, celle de la fondation et celle de l'affermissement des centres d'artistes, qu'est devenue l'autogestion? Avons-nous raison d'écrire que si les centres d'artistes n'étaient pas autogérés, ce mot aurait disparu du vocabulaire courant? Où le retrouve-t-on sinon, au Québec, dans nos REER autogérés et, ailleurs, dans quelques entreprises autogérées françaises, selon une recherche sur Internet? Au Québec, ce mot a perdu tout son attrait révolutionnaire et communiste, alors qu'en France, il semble toujours lié de très près au politique.

Quoi qu'il en soit, l'expérience d'autogestion mise en avant par les centres d'artistes a constitué une sorte de révolution dans les milieux des arts visuels et des arts médiatiques, car, au Québec, l'autogestion, c'est l'organisation et la prise en charge de leurs moyens de diffusion et de production par des groupes d'artistes qui, traditionnellement, s'en remettaient à d'autres pour diffuser leurs travaux, et à leurs propres et individuels moyens pour ce qui touchait à la production.

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Les années 1960 et 1970 vont apporter de profonds changements: non seulement, de nouvelles technologies accompagnaient les nouveautés artistiques (même la photographie fera partie de ces nouveautés), mais l'enseignement des arts se développait dans les universités et la Révolution tranquille installait ses avancées politiques et sociales. La création contemporaine, souvent représentée par des pratiques que peu de marchands ou de musées de l'époque étaient intéressés à soutenir, a forcé le développement de ce qu'il est convenu d'appeler l'autogestion des centres d'artistes. Les artistes se sont vus forcés de développer des alternatives et de mettre en place des structures parallèles ou communautaires.

Dans la foulée de la Révolution tranquille, la création des centres d'artistes autogérés est en effet une tentative réussie des artistes en arts visuels et de ce qui deviendra les arts médiatiques de prendre le contrôle de leur destinée, à l'instar de leurs collègues d'autres secteurs artistiques et culturels. Le regroupement d'artistes, qui apparaît toujours aussi étonnant à leurs collègues de l'étranger - comment imaginer que des individualistes solitaires comme les plasticiens puissent se mettre ensemble dans un but commun qui est leur propre diffusion ou en vue de faciliter leur production? -, est ici devenu une règle.

Le Québec compte aujourd'hui une soixantaine de ces centres dans 15 régions et 25 villes du Québec. Outre Montréal et Québec, Saguenay, Alma, Matane, Carleton, Lévis, Saint-Jean-Port-Joli, Victoriaville, Granby, Sherbrooke, Joliette, Sainte-Thérèse, Rouyn-Noranda, Trois-Rivières, Saint-Jean-sur-Richelieu, Laval, L'Annonciation, Sorel, Le Bic, Gatineau, Cap-aux-Meules, Val-David, Rimouski, Longueuil hébergent un centre d'artistes en arts visuels ou médiatiques. Leur association, le Regroupement des centres d'artistes autogérés, leur offre de la

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formation, publie deux bulletins, l'un sur papier et l'autre électronique, fait leur promotion par la publication d'un Répertoire (devenu le Guide Michelin de l'art québécois!) et d'un site portail étonnamment fréquenté: www.rcaaq.org (20.000 visiteurs par mois) et les représente auprès des instances gouvernementales. En 2004, le RCAAQ compte 58 membres; parallèlement, une nouvelle association de centres d'artistes québécois a été fondée en 1998, le Conseil québécois des arts médiatiques. Ce CQAM regroupe les associations, les collectifs, les organismes et les créateurs professionnels indépendants en arts médiatiques du Québec. Quant à l'association canadienne, ANNPAC-RACA, disparue en 1992, elle a été remplacée par des associations régionales, au nombre de six, qui se sont donné en 2003 un nouveau regroupement canadien, la Conférence des collectifs et centres d'artistes autogérés, l'ARCCC/CCCAA. Il faut savoir qu'un réseau canadien de quatre-vingt-cinq centres d'artistes canadiens existe (sans nécessairement prospérer) dans toutes les régions du Canada.

C'est donc en 1986 que les responsables des galeries parallèles du Québec décidèrent d'adopter l'appellation de centres d'artistes autogérés en choisissant le nom de leur nouvelle association. On ne voulait plus se prétendre parallèle à quoi que ce soit, mais affirmer bel et bien, de manière positive, la place de ces lieux de diffusion et de production que les artistes mettaient en place depuis le début des années 1970. L'adoption de ce nouveau nom tire son origine de celui qui circulait au Canada anglais et aux États-Unis et qui est encore en usage aujourd'hui, soit artist-run centres. Strictement traduit, ce serait plutôt centres gérés par des artistes. Les fondateurs du RCAAQ avaient conclu que puisque les centres étaient gérés par des artistes, on pouvait les dire autogérés en français. C'est ainsi que la notion d'autogestion fut incorporée dans l'intitulé de ces relativement nouvelles institutions.

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Comment s'exprime cette autogestion? Dès sa fondation, le RCAAQ influera sur la reconnaissance des centres d'artistes en imposant des critères d'adhésion clairs. Tout comme aujourd'hui, il accueille alors trois catégories de membres: réguliers, associés et abonnés. Les membres réguliers devaient (et doivent toujours) faire la preuve nécessaire que leur conseil d'administration est contrôlé par une majorité d'artistes qui seront de plus en plus désignés par le vocable «artistes professionnels» dans les années 1990, après que la Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d'art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs eut officialisé ce statut.

Là commence l'autogestion. Elle se poursuit dans la gestion quotidienne des centres, puisque les centres d'artistes réservent de préférence les emplois disponibles aux artistes d'abord. Mieux à même de comprendre les choix artistiques à faire ou les services dont les artistes ont besoin pour s'exprimer professionnellement, ceux-ci désirent aussi des revenus provenant sinon de leurs pratiques, du moins de leur métier dans sa plus large acception. Cette autogestion de fait était elle-même appliquée en partie au sein du Conseil des arts du Canada où la préférence était souvent donnée à des artistes pour occuper les fonctions d'agents de programmes. Il était également d'usage que ceux-ci n'occupent ces fonctions que pendant quelques années (deux, trois ou quatre), pour se refaire une santé financière en quelque sorte et bien sûr préserver le bon voisinage des artistes et des centres d'artistes avec le Service des arts visuels. Le Québec avait, de ce point de vue, une approche plus bureaucratique; le ministère des Affaires culturelles de ce temps-là trouvait plus généralement ses agents à l'intérieur de sa fonction publique.

L'autogestion comporte une application pratique indispensable et indiscutable, celle de fournir des services professionnels

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à des professionnels. Dans le cas d'un lieu de diffusion, on offre à l'artiste une galerie, un espace aéré, haut de plafond, aux murs blancs, avec la possibilité de modifier ces espaces, d'en changer la couleur, d'en modifier l'apparence, etc. Dans le cas d'un lieu qui offre des moyens de production, les services, qui sont les mêmes que ceux qu'on peut retrouver dans le milieu commercial, sont des appareils, des équipements de pointe souvent coûteux qui sont mis à la disposition des artistes moyennant le paiement de frais de location ou d'utilisation. Ceux-ci sont moins élevés que dans le commerce et mieux ciblés. On appelle ces lieux des centres d'accès en vidéo (Prim, Vidéographe, Daimon) qui se sont maintenant étendus à l'infographie mais aussi à la gravure (Atelier d'estampe Sagamie, Engramme), à la sculpture sur pierre (Atelier Silex), sur bois (l'Oeil de poisson, Centre d'art et de diffusion Clark), sur métal, et à la photographie (Centre VU).

L'autogestion s'exerce toutefois à l'intérieur d'un cadre légal généralement limité aux organismes à but non lucratif (OBNL). Ces organismes sont issus d'une assemblée générale qui élit un conseil d'administration, lequel voit à la gestion de l'organisme en engageant les employés. Le directeur/trice ou le coordonnateur/trice (puisqu'on a souvent préféré ce dernier terme, plus convivial, à celui de directeur) peut être membre ou non du conseil d'administration. Les comités de travail, composés soit de membres du conseil d'administration, soit de membres du centre ou d'invités, affirment une présence constante dans les processus de gestion. Le plus important et significatif de ces comités est chargé de la programmation qui, en sélectionnant les exposants ou les projets artistiques, voit au respect des orientations du centre. Composé d'artistes, de commissaires et d'autres intervenants, il est le lieu par excellence de l'expression autogestionnaire. Comptable de ses choix devant le conseil d'administration, c'est là que s'exprime la vision du centre en accord avec sa mission.

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En principe, les choix qui y sont faits ne sont ni personnels, ni commerciaux, mais tendent à garder le cap sur la vie artistique du centre et l'originalité de la création.

Parallèlement aux associations d'artistes du Québec et du Canada qui réussirent à intégrer un nouveau droit d'auteur dans la loi canadienne en 1988, les centres d'artistes versent un droit d'exposition aux artistes exposants. Celui-ci est obligatoire pour toute exposition d'oeuvres d'un artiste pour des fins autres que la vente ou la location. Il est bien entendu que son application a été longtemps - et est encore - fondée sur la bonne foi des diffuseurs. On entend encore parfois ceux-ci proclamer fièrement que les artistes sont très chanceux qu'on montre leurs oeuvres et qu'ils devraient se contenter de cette publicité gratuite! Les centres d'artistes ont à coeur d'améliorer la situation des artistes. Selon le Guide de déontologie du RCAAQ, «les centres d'artistes participent à l'amélioration des conditions de la pratique artistique, selon deux axes principaux. Ils versent des redevances aux artistes pour l'utilisation de leurs oeuvres à des fins de présentation publique sous la forme d'expositions, de publications ou sous toute autre forme de diffusion publique. Ils contribuent financièrement et techniquement à la réalisation de nouvelles oeuvres».

Ce Guide de déontologie implique même des notions assez précises des formes d'art envisagées. On peut y lire en effet à l'article 1.2: «La fonction prioritaire des centres d'artistes est de favoriser la recherche, l'expérimentation et le développement des pratiques artistiques actuelles; la valeur commerciale de la production d'un artiste ne doit pas être prise en considération. Les centres d'artistes jouent un rôle d'intégration au système de l'art actuel pour les artistes en début de carrière. Ils assurent un rôle de reconnaissance à l'égard du renouvellement de la création tout au cours de la carrière des artistes. Le développement des

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centres d'artistes est étroitement lié au développement de la carrière des artistes qui les composent et des artistes de la communauté qu'ils desservent».

L'autogestion apparaît donc comme un concept large, adapté aux besoins d'un groupe qui a pensé l'utiliser comme un outil de développement. La réussite est venue avec le temps et l'expérience: reconnus par les organismes gouvernementaux qui soutiennent les organismes professionnels artistiques, des programmes d'aide ont été mis sur pied à différents niveaux. Gestionnaires scrupuleux des fonds mis à leur disposition par ces instances gouvernementales, les centres d'artistes font beaucoup avec peu. La situation salariale qui s'était légèrement améliorée grâce au Fonds de stabilisation et de consolidation des arts et de la culture, mis sur pied par le ministère de la Culture et des Communications en 1999, est redevenue difficile. Les salaires sont généralement bas dans les centres d'artistes, alors que les gestionnaires ont un taux de diplomation très élevé.

Toutefois, les projets d'acquisition d'immeubles ont mis fin à l'«errance» de plusieurs centres d'artistes. À Québec, Gatineau, Sherbrooke, Saguenay, Trois-Rivières, Matane, Carleton, Saint-Jean-Port-Joli, L'Annonciation, ils sont devenus propriétaires. Montréal, à cet égard, est dans une situation... très montréalaise: les centres d'artistes y sont tous locataires. Et soumis aux déménagements et évictions qu'entraînent dans leur sillage les nombreux promoteurs immobiliers qui convoitent les lieux que les artistes et centres d'artistes ont mis à la mode.

En conclusion, autogestionnaires, à but non lucratif, diffuseurs et producteurs d'art actuel, les artistes visuels se sont dégagés des contraintes du marché de l'art et de la sacralisation muséale. Même si cette autogestion se présente sous la forme plus

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réaliste d'organismes à but non lucratif, il est indéniable que les artistes visuels ont récupéré leur part d'autonomie créatrice, se sont donné des services et ont développé un réseau en tout point remarquable et remarqué par l'étranger, où il sert de point de comparaison et de solution valable à des groupes recherchant ce type d'autonomie. Et comme l'écrivait Marcel Rioux, dans son texte d'introduction au numéro de possibles de 1980 sur l'autogestion, «L'autogestion, c'est plus que l'autogestion, c'est en premier lieu et en dernier lieu, l'autocréation, l'autocréation de soi-même, de la culture et de la société». Et cette autocréation est aussi nécessaire aux centres d'artistes que l'art lui-même. Marcel Rioux avait vu juste. «Dans ce cheminement vers plus d'autonomie et de créativité, les poètes et les artistes ont toujours joué un rôle capital: celui de prêcher d'exemple et d'entraîner les autres... Une société autogestionnaire, c'est finalement une société qui est en permanence lieu d'expérimentation et de création». C'était là tout le secret des centres d'artistes autogérés.