Réhabiliter la politique: une option libertaire

par Anna Kruzynski et Marcel Sévigny <note 1>

Si je ne peux pas danser, je ne veux pas faire partie de votre révolution! - Emma Goldman

Au Québec, comme partout dans le monde occidental, les divers courants politiques libertaires (ou anarchistes, c’est selon) demeurent assez minoritaires dans l’ensemble de la gauche politique. En fait, sur certains territoires, le Québec notamment, ils passent presque inaperçus comme «forces politiques» en action. Leur mode d’action, leurs objectifs et leurs principes d’organisation y sont certes pour quelque chose. Organisés le plus souvent sous forme de petits collectifs autonomes, de réseaux et/ou de fédérations et décentralisés, ils se distinguent nettement à ce titre des partis politiques de

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gauche. Ils ne présentent pas de candidat(e)s aux élections et concentrent leurs énergies sur des initiatives locales. Très critiques des médias de masse, ces groupes rejettent souvent la stratégie des campagnes médiatiques et préfèrent créer leurs propres moyens de communication. Ces éléments, combinés à la marginalité des idées et pratiques révolutionnaires, font que les expériences libertaires sont méconnues pas seulement du grand public, mais aussi de l’ensemble de la gauche québécoise. Cela étant dit, et le fait que nous n’avons pas pu effectuer de recherche de terrain, nous ne ferons pas ici le portrait des différents courants actifs de la gauche libertaire et alternative au Québec. Notre objectif, moins ambitieux, est de tirer de l’ombre certaines idées libertaires pour alimenter le débat sur l’avenir de la gauche politique ici.

Nous sommes militant et militante, issus l’un du mouvement communautaire et de la politique municipale, l’autre de la frange féministe et radicale du mouvement anti-mondialisation. Nos parcours différents nous amènent aux mêmes questionnements. Que faire pour contrer, à long terme, le contrôle grandissant des entreprises multinationales sur le patrimoine collectif? Comment aller au-delà de la réaction perpétuelle pour construire un monde sans racisme, sans sexisme, sans pauvreté, sans homophobie? Nous exposons ici nos idées de projet de société et notre stratégie de lutte. À l’aide d’une critique de la démocratie représentative, de la politique électorale et de l’État, nous proposons, comme alternative, une politique «libertaire». Ensuite, nous présentons quelques exemples d’expériences faites ici et ailleurs. De ces «réactions ou prises en charge vers l’autonomie», nous faisons ressortir les valeurs et principes qui nous guident. Nous terminons en proposant un début de réflexion sur l’application de ces idées dans le Québec d’aujourd’hui.

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Un engagement patient

Nous ne pouvons ignorer la nécessité d’investir le champ politique dans une perspective de moyen et de long terme. Car il ne peut pas y avoir de projet politique sérieux de transformation sociale sans son enracinement graduel et profond dans la société. Cette «prise de terre» ne peut être qu’un processus permanent d’éducation. Dans cette perspective nous devons agir de façon urgente mais en y mettant le temps nécessaire, c’est-à-dire en construisant patiemment des solutions de rechange aux pouvoirs dominants. Notre option veut rompre avec la logique actuelle des partis politiques de gauche (essentiellement socialistes ou social-démocrates) qui aspirent à gérer les institutions de l’État. Elle s’appuie sur le concept de l’écologie sociale <note 2> qui veut que l’instauration d’une société écologique ne peut se faire que par la ré-appropriation de la politique et de la citoyenneté par l’auto-organisation des citoyennes et des citoyens. Pour nous, cela requiert une reconstruction fondamentale de la société, ce qui nous amène à nous pencher sur le sens même du mot politique.

Élargir le sens du mot «politique»

La politique au sein de l’État-nation

Le sens du mot «politique» depuis l’avènement de l’État-nation: un système de rapports de pouvoir géré de façon plus ou moins professionnelle par des gens qui s’y sont spécialisés, les soi-disant «hommes politiques». Ils se chargent de prendre des décisions qui concernent directement ou indirectement la vie de chacun d’entre nous et ils administrent ces décisions au moyen des structures gouvernementales et bureaucratiques <note 3>.

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Au Québec, comme ailleurs en Occident, «l’électorat» va aux urnes aux quatre ou cinq ans pour choisir des gens et un parti qui vont représenter les intérêts du «peuple» au sein d’un corps législatif et exécutif. Cette conception du parti (avec effectif élargi) a été introduite par la bourgeoisie anglaise de l’époque de la révolution industrielle afin de consolider son pouvoir et sa crédibilité dans une société en évolution. Elle fait partie intégrante de la construction du système de l’État-nation. Les socialistes ouvriers des XIXe et XXe siècles se sont approprié l’idée, ont subverti cette conception bourgeoise du parti et réussi à l’organiser à la manière d’un «mouvement politique» de masse (débats à la base, auto-organisation, luttes sociales, mandats électifs, etc.). Mais le rétrécissement puis l’abandon du «projet ouvrier révolutionnaire» (renversement et remplacement du système capitaliste par la classe ouvrière) par la gauche socialiste, avant le milieu du siècle dernier, ont relégué petit à petit et pour de bon le parti politique au rôle presque exclusif d’outil permettant la prise et la gestion du pouvoir d’État.

En entrant dans l’arène parlementaire les représentant(e)s élu(e)s de la gauche (même dans l’opposition) se heurtent sans cesse à la «terrible» réalité hiérarchique et techno-bureaucratique du système étatique. Arrivés au pouvoir, les leaders de gauche, professionnels de la politique, auront déjà été conquis et imprégnés par le réalisme gestionnaire <note 4> de l’État. Dans un tel contexte, comment un parti politique de gauche aujourd’hui peut-il être perçu, «intuitivement par de plus en

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plus de citoyen(ne)s progressistes», autrement que comme un support fondamental, un rouage du système et des institutions de l’État-nation, présentés comme «les seuls espaces du pouvoir démocratique» de la société? Comment sera-t-il possible de convaincre les gens que le scrutin proportionnel et autres modalités de participation des citoyen(ne)s auront des conséquences sur la démocratisation du système? En réalité, il découle de cette logique du système une négation constante des formes de gestion du politique impliquant un pouvoir et une participation directe des citoyen(ne)s.

Ainsi, durant les campagnes électorales, on voit défiler à la télévision (ou, dans un pourcentage très minime de cas, dans une assemblée publique) les vedettes de la politique, souvent des politicien(ne)s de carrière, qui s’entre-manipulent pour gagner quelques points dans l’opinion publique. Une grande partie de l’électorat ne se reconnaît pas dans ces candidat(e)s. La portion de «l’électorat», pour qui ces «hommes et femmes politiques» éveillent une lueur d’espoir de changement, va voter pour le parti qui représente ses intérêts; ceux et celles qui évaluent que l’élection d’un parti de droite constitue un risque élevé pour la société voteront stratégiquement afin de faire élire «le moins mauvais des mauvais»; et d’autres toujours plus nombreux et nombreuses, «désabusé(e)s», annuleront leur vote ou n’iront tout simplement pas voter.

Pour ce qui est de la vie politique des partis, dans cette société de «fast-food» et de médias de masse, elle est essentiellement concentrée durant les périodes électorales. Le plus souvent, les «militant(e)s» ne sont utilisé(e)s que comme des supporters pour gagner l’élection. Les débats de fond sur les projets de société sont de moins en moins nombreux face à la complexité et à l’étendue des enjeux, et en fonction de la rapidité avec laquelle les décisions doivent être prises.

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En somme, dans la conjoncture actuelle, dans cette vision de la politique, les citoyen(ne)s sont vu(e)s tantôt comme des contribuables, tantôt comme des consommateurs-trices, tantôt comme des électeurs-trices, tantôt divisé(e)s en groupes d’intérêts (les femmes, les jeunes, etc.). Rarement elles et ils sont considérés comme des personnes aptes à discuter, à décider et à gérer ensemble le fonctionnement de la société.

Malgré ce constat et ces faits, malgré un désabusement certain de nombreux militant(e)s et d’une partie importante de la population face à l’ensemble de ce système politique, le parti politique apparaît toujours être l’option «la plus tentante» comme véhicule d’organisation de la gauche. Pourtant, les culs-de-sac politiques semblent plutôt s’accumuler et apportent plus de désillusions qu’autre chose. Par exemple en France, les Verts, déçus et démobilisés après une participation au pouvoir de l’État, ont quitté la gauche plurielle pour se recentrer sur le «mouvement» après qu’une tendance se soit organisée en «mouvement d’écologie sociale» <note 5>. Un membre fondateur des Verts fait l’analyse suivante de cette expérience:

Je pense que la principale cause de la dérive des Verts est à chercher dans le jeu électoral: lorsqu’on cherche à avoir des élus, il faut faire du score et pour cela, il faut dire ce que le public veut entendre... d’où une déformation continue du mouvement: comme on ne dit pas tout, on attire de nouveaux adhérents sur ce qui a été dit publiquement, ces nouveaux adhérents tirent le mouvement vers un discours encore moins radical qui fait qu’à chaque élection on s’appauvrit <note 6>.

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On observe les mêmes déceptions en Allemagne, en Espagne et ailleurs, même si la proportionnelle <note 7> joue en faveur de la présence des ces partis «anti-parti» <note 8> dans les parlements. En somme, ces tentatives de subvertir la nature même de l’État afin de favoriser des préoccupations démocratiques, sociales et économiques beaucoup plus égalitaires constituent globalement un échec sur le fond, même si nous admettons qu’il y a eu certains effets positifs dans les pays riches <note 9>. À notre avis, l’État national, son système de représentation politique et le système d’économie de marché capitaliste, produits de l’histoire, doivent être dépassés. Alors, soyons imaginatives et imaginatifs! Osons quelque chose d’autre!

La politique «libertaire»

Nous sommes convaincus qu’il faut tenter de construire une société participative, antiraciste, antisexiste, multiculturelle et, pour ce faire, on doit trouver des moyens de supprimer les conditions qui reproduisent des relations et processus allant à l’encontre de cette nouvelle société et qui limitent les capacités humaines. Dans cette société les ressources économiques, politiques, sociales et culturelles seraient attribuées de façon équitable, et non pas selon la position supérieure occupée par certaines personnes à cause de leur sexe, classe ou ethnicité/race. Il s’agit d’imaginer une société écologique (dans laquelle tout est interdépendant) qui tire sa force de sa diversité (religieuse, sexuelle, raciale, ethnique, linguistique, etc.), et dont le patrimoine collectif (santé, éducation, médias,

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économie, etc.) est sous contrôle collectif et décentralisé. Cette image et cette réalité vont émerger de notre action (et réflexion) «ici et maintenant», c’est-à-dire, à force de pratiquer des relations sans domination, dans notre quotidien, au sein de nos organisations, dans nos luttes et par des moyens particuliers.

Pour tendre vers ce projet de société, nous proposons de réhabiliter le sens du mot politique et de réinventer des façons de faire de la politique. Murray Bookchin nous rappelle que le mot «politique» n’a pas toujours voulu dire «politique électorale»:

Le sens du mot «politique» avant l’émergence de l’État-nation <note 10>: La population gérait la chose publique dans des assemblées citoyennes directes, en face-à-face, et élisait des conseils qui exécutaient les décisions politiques formulées dans ces assemblées. Celles-ci contrôlaient de près le fonctionnement de ces conseils, en révoquant les délégués dont l’action était l’objet de la désapprobation publique. Ces assemblées citoyennes étaient enracinées dans une culture politique fertile faite de discussions publiques quotidiennes, sur les places, dans les parcs, aux carrefours des rues, dans les écoles, les auberges, les cercles, etc. On discutait de politique partout où l’on se retrouvait en se préparant pour les assemblées citoyennes, et un tel exercice journalier était profondément vital. À travers ce processus d’auto-formation, le corps citoyen faisait non seulement mûrir un grand sens de sa cohésion et de sa finalité, mais il favorisait aussi le développement de fortes personnalités individuelles, indispensables pour promouvoir l’habitude et la capacité de s’autogérer. Cette culture politique s’enracinait dans des fêtes civiques, des commémorations, dans un ensemble partagé d’émotions, de joies et de douleurs

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communes, qui donnaient à chaque localité (village, bourg, quartier ou ville) un sentiment de spécificité et de communauté et qui favorisait plus la singularité de l’individu que sa subordination à la dimension collective.

Avant de discuter de l’application de cette définition du politique au XXIe siècle au Québec, nous citons quelques exemples très contemporains d’expériences d’intervention politique citoyenne qui sont menées à travers le monde.

Des exemples concrets

Un des exemples contemporains les plus souvent cités est celui des Zapatistes. Ceux-ci ont mis en place une trentaine de communes autonomes fédérées par des conseils de «bonne gouvernance» qui fonctionnent en parallèle à l’État centralisateur mexicain depuis 2003. Depuis le soulèvement politique de 1994, une nouvelle légitimité politique est en voie de s’enraciner profondément chez les paysan(ne)s du Chiapas. Il s’agit assurément d’un processus de transformation radicale de la gestion de la société. Certain(e)s diront, avec raison, qu’à cause de la conjoncture particulière au Mexique - pauvreté absolue, histoire de colonisation des autochtones, etc. -, cet exemple n’est pas vraiment convaincant pour nous. Mais en fait, des expériences similaires ont lieu aussi dans des pays «plus riches». Par exemple, à Spezzano Albanese, ville d’Italie de 10.000 habitants, une fédération de groupes autogérés de citoyen(ne)s, provenant du milieu du travail et de différents quartiers, agit sur la place publique depuis 1992. Malgré le fait que la «Fédération municipale de base» fonctionne en parallèle avec les instances formelles et ne présente pas de candidat(e)s aux élections, elle intervient sur la place publique dans le cadre des élections municipales. Elle vise le remplacement éventuel des pouvoirs étatiques par

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un réseau de communes libres, fédérées dans une coopération solidaire et mutualiste <note 11>.

Même si des événements ont pu accélérer leur apparition, ce type d’expériences ne se bâtit pas du jour au lendemain. C’est un processus lent. Elles sont toutes le fruit d’années d’organisation, de mise en pratique, et surtout d’éducation continue. Même si, au Québec, le contexte est très différent, on peut retrouver de ces expériences d’engagement social qui pourraient facilement préfigurer un modèle d’organisation politique et de fonctionnement sociétal fort différent. Nous avons aussi une base sur laquelle construire des solutions de rechange politiques, mais étonnamment nous semblons vouloir attendre que la nécessité (une situation de crise) nous force à dépasser la simple réaction sociale. En réalité, nous avons près de 40 ans d’expérience d’éducation populaire et d’organisation communautaire. Malgré le fait qu’une grande partie des groupes communautaires se sont professionnalisés et sont moins connectés à leur base militante, il reste encore des poches de militantisme contestataire et radical. D’ailleurs, récemment, avec la renaissance des modes organisationnels anarchistes au sein du mouvement anti-mondialisation, bon nombre de militant(e)s mettent en pratique certaines valeurs libertaires dans leur quotidien et leurs organisations. Avec la remise en question de l’efficacité des grandes manifestations et des actions «en réaction», plusieurs de ces personnes «descendent vers les quartiers» et s’allient avec d’autres militant(e)s radicaux pour agir sur des enjeux locaux («penser globalement, agir localement»). Ces nouvelles alliances peuvent être le terreau où se développera une mouvance libertaire au Québec.

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Prenons notre quartier, Pointe-Saint-Charles, comme exemple. Avec sa longue tradition de prise en charge citoyenne, ce quartier s’est donné, au fil des ans, plusieurs institutions alternatives, gérées par les citoyens(nes). Depuis 36 ans, ce sont elles et eux qui cogèrent avec les travailleuses et travailleurs, le service public de santé, doté d’un budget de plus de 5,7 millions de dollars annuellement. Similairement, les citoyen(ne)s gèrent leur propre services juridiques. Près de 50% du logement locatif appartient à la collectivité, et il est géré par ses membres (même si dans plusieurs cas, il peut être très mal géré <note 12>). La population s’est aussi donné deux institutions d’éducation des adultes et plusieurs écoles alternatives pour enfants en bas âge. Encore aujourd’hui des centaines de personnes sont au rendez-vous d’assemblées publiques organisées dans le cadre d’élections, de réaménagement du quartier, de lutte contre les politiques gouvernementales. Récemment, deux entreprises coopératives sont nées: un café-bar militant ayant une mission sociale, politique et culturelle, et une boutique-café biologique. Bien sûr, il y a eu des moments forts et des crises durant cette période, mais ces projets permanents permettent à des dizaines, sinon à des centaines de citoyen(ne)s d’être directement impliqué(e)s dans la gestion et la conception d’institutions alternatives. Les gens non seulement veulent, mais sont capables de prendre position et d’agir directement pour promouvoir le bien commun sans passer par des professionnels de la politique ou les structures étatiques.

Malgré ces constats, ces expériences, qui intègrent des éléments autogestionnaires, ne peuvent évidemment pas être qualifiées de révolutionnaires. En fait, on pourrait argumenter qu’en gérant leurs propres institutions, les gens du quartier ne font que

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gérer leur misère dans un État qui se dégage de ses responsabilités. Effectivement,

[i]l est de peu d’intérêt de gérer une commune dont l’imbrication, la dépendance (notamment financière) au canton, au département, à la région, au pays, à l’Europe... est telle que la marge de manoeuvre avoisine l’insignifiance. En clair: à quoi bon exercer «le pouvoir» si ce «pouvoir» est sans consistance [...] Si l’autogestion politique [...] constitue un élément fondamental dans l’auto-formation des citoyens [sic] à l’autogestion, elle n’a de sens véritable que si elle va de pair avec une véritable autogestion économique et sociale [...] Tant qu’il n’y aura pas d’autogestion économique et sociale, l’autogestion politique ne restera qu’une coquille vide <note 13>.

Donc, pour qu’un projet politique soit réellement révolutionnaire, il faut un projet de société clair, et des pratiques qui touchent à la fois le politique, l’économique et le social.

Une proposition de projet de société

Notre projet vise, à long terme, à remplacer l’État-nation par des institutions politiques démocratiques (assemblées, conseils municipaux ou communaux, etc.) contrôlées par les citoyen(ne)s et regroupées sous des formes décentralisées de fédérations locales, régionales et globales (les nouveaux espaces publics). En fait, notre option libertaire est fondée sur la prémisse que la communauté locale est la cellule vivante qui forme l’unité de base de la vie politique, et que tout provient de cette cellule: la citoyenneté, l’interdépendance, l’autonomie et la liberté. Dans la

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hiérarchie des besoins, ce que fournissent la famille, le cercle d’ami(e)s, le milieu de travail, le quartier, la communauté, la petite ville, la région occupe le premier rang: amour, sécurité, coopération, sexualité, confort, organisation, estime de soi, et surtout enracinement. La proximité ramène tous les enjeux sociaux, économiques et politiques à une échelle humaine.

De plus, pour assurer la redistribution de la richesse, pour se donner des règles propres à faciliter les relations entre communautés dans une société plus égalitaire, mais aussi pour assurer une ouverture sur les autres et éviter les replis identitaires, les différentes cellules locales seraient réseautées aux niveaux local, régional et global. Le modèle d’organisation en réseau n’a qu’une faible analogie avec celui de fédération tel que le pratiquent aujourd’hui les syndicats, partis ou autres mouvements fédératifs traditionnels.

Les membres d’une organisation en réseau partagent bien des contenus idéologiques communs, mais sans porter préjudice aux particularités et aux objectifs de chacunE, sans aucun lien hiérarchique. Face à un appel à l’action commune proposé par un élément du réseau, chaque groupe agira selon ce qu’il considère opportun, adhérant ou non à l’initiative. [...] En fait, il suffit qu’une initiative, surgie en l’un des points du réseau à un moment donné, soit assez attractive pour que la majeure partie du réseau l’assume et en relaye l’information. Alors commence un vaste flux d’aller-retour d’information, qui ré-alimente et amplifie l’initiative d’origine. À partir de ce moment-là, le point d’où est partie l’initiative se transforme en centre provisoire et temporaire du réseau <note 14>.

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Ce sont des lieux pour échanger des informations, s’entraider, et pour partager des campagnes communes. N’est-ce pas cette forme de dynamique qui a permis que les appels, lancés par l’organisation Échec à la guerre et sans grands moyens, soient repris par une infinité de personnes et de groupes, plus ou moins organisés formellement, et rassemblent 200.000 personnes dans les rues de Montréal à l’hiver 2004 contre la guerre en Irak?

Dans notre vision de la société, le capitalisme d’État serait remplacé par l’autogestion de la production et du travail reproductif (partage des tâches et des responsabilités liées à la famille, à l’éducation, à la santé, à la sécurité, etc.) et par la gestion et la répartition collectives des biens et services. La perspective libertaire de construire et de gérer des institutions citoyennes exige une transformation radicale du modèle de la société du travail, de la société de consommation et la remise en question de la croissance économique comme base de développement de la société. Cette augmentation substantielle du temps libre découlant de ces changements radicaux permettrait à chacun(e), qui le désire, de consacrer du temps aux affaires civiques. Dans nos milieux de vie urbaine on remplacerait la «mégalopolis» par des éco-cités gérées sur la base de modèles décentralisés et soucieux de l’écologie. La haute technologie centralisée serait remplacée par des technologies alternatives à l’échelle humaine compatibles avec une forme de prise de décision décentralisée et démocratique, et qui ne détruisent pas l’environnement social et naturel.

Notre vision, fortement influencée par les courants de pensée féministes, prône le remplacement de la famille hétérosexiste patriarcale par une famille basée sur des valeurs de vie libertaires (non autoritaires, respectant les individus, pratiquant la non-violence, etc.). Nous reconnaissons qu’il faut détruire les processus de domination tels la violence conjugale, la xénophobie,

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la discrimination, la quête du pouvoir, le «laissez-fairisme». Nous sommes tous et toutes des constructions de notre société: nous reproduisons tous, à différents moments, et face à différentes personnes, des comportements sexistes, racistes, homophobes, de classes, etc. De plus, habitués à nous faire diriger, nous n’avons pas les réflexes qui font que la démocratie directe que nous mettons en pratique est réellement sans rapport de domination. Effectivement, tout processus de transformation profond requiert un travail continuel de remise en question et de reconstruction des relations et des processus aux niveaux personnel, interpersonnel, organisationnel et «représentationnel» <note 15>.

L’option que nous prônons implique donc un processus continu et permanent de formation, ainsi que l’utilisation d’outils concrets pour nous aider à «démanteler la maison du maître» au sein de chacun(e) de nous. Il faut apprendre à confronter les idées et à les débattre. Sans ce dialogue, ingrédient nécessaire au développement de l’empathie et du respect, l’égalité sera fictive ou au mieux se réduira à une loi plus ou moins stérile dans une charte. Mais le dialogue n’est pas suffisant. Nous devons mettre en place des conditions qui facilitent la participation de toutes et tous. Au sein de nos organisations et de nos vies personnelles, les tâches traditionnellement dévolues aux femmes: soins du ménage, des proches, de la communauté, doivent être répartis équitablement. Les rôles habituellement remplis par ceux qui ont le plus de privilèges dans notre société (ex., les hommes blancs de classe moyenne ou supérieure) doivent être mieux distribués. Sans ces efforts concertés, nous reproduirons, sans aucun doute, les hiérarchies que nous voulons détruire.

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Des pistes d’action

Comment mettre cela en pratique ici au Québec? C’est déjà commencé pourrions-nous dire. Les décennies d’expériences d’autogestion du social, de l’économique et du politique sont des assises importantes pour stimuler l’émergence d’un mouvement citoyen libertaire issu de la société civile et en faisant partie. Mais en fait, un mouvement citoyen libertaire ne se décrète pas. Il prend forme par la réflexion et l’action de petits groupes de personnes dans leurs milieux respectifs. Donc, chacun et chacune, dans son quartier, son village, son milieu de travail, son syndicat, son école, peut mettre sur pied des collectifs sur des bases libertaires et s’engager dans des initiatives, des expériences et des luttes qui s’inscrivent dans un projet de société écologique et qui favorise l’élargissement du patrimoine collectif. Trois ou quatre personnes suffisent pour démarrer un collectif.

La révolution se fait dans l’«ici et maintenant». Chaque collectif prend la responsabilité de se former, de recenser et d’analyser les expériences d’autogestion économique, sociale et politique de son coin du Québec, de réfléchir sur les façons d’appliquer l’option libertaire chez soi, et d’agir. Des options: être actives et actifs, comme citoyens et citoyennes engagé(e)s dans les institutions sociales déjà existantes tels que groupes communautaires, syndicats, associations étudiantes, etc., en agissant sur la base des valeurs d’organisation libertaires. Mais si on ne se sent pas à l’aise dans des milieux sociaux qui nous apparaissent trop souvent bureaucratiques, hiérarchiques ou apathiques, nous proposons de prendre l’initiative de créer de nouveaux espaces (ex.: un café militant, un média alternatif, un groupe d’achat, un système d’échange local, un jardin collectif, un groupe de discussion, un projet collectif axé sur la simplicité volontaire, un collectif de solidarité, etc.) sur des bases plus

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clairement autogestionnaires et libertaires et qui favorisent une vie sociale alternative.

Mais nous devons garder à l’esprit la nécessité de faire le lien entre cette vie sociale alternative et les lieux politiques nécessaires dans lesquels se discute et se décide la poursuite du «bien commun» et plus largement du désir d’humanité. Pour nous cela correspond à la création d’espaces publics citoyens par la mise sur pied d’institutions et de divers mécanismes politiques de démocratie directe, soit des assemblées publiques permanentes de rue, de quartier ou de village, des référendums locaux, l’expérimentation d’un budget participatif municipal ou de celui de commissions populaires locales.

Stimuler le désir d’autonomie

En mettant sur pied un collectif d’écologie sociale dans notre quartier, nous comptons intervenir directement dans le champ politique local. Cette démarche radicale, écologiste et libertaire cherchera à stimuler le désir d’autonomie existant chez les citoyen(ne)s mais présent également dans les organisations communautaires.

Nous devons apprendre ou réapprendre, à apprivoiser, à renforcer, à générer des espaces publics autonomes si nous voulons bâtir et nous approprier de nouvelles institutions publiques. Par exemple, à partir du projet de transformation d’une rue centrale du quartier en espace public écologique («Vert Island Way»), on va affronter le pouvoir politique de l’arrondissement (les élu(e)s de l’arrondissement Sud-Ouest de Montréal) sur l’idée que nous nous faisons de la démocratie directe et participative. Ce faisant, nous voulons aider à penser les éléments d’auto-gouvernement nécessaires à l’élaboration d’un projet de société écologiste, égalitaire, libertaire et

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féministe. Dans ce sens, nous dessinons et envisageons l’enracinement de réseaux de contre-pouvoirs, de soutien mutuel et de solidarité. Arracher tranquillement, morceau par morceau, territoire par territoire, village par village, quartier par quartier, ville par ville, des acquis concrets qui, bien que partiels, contribuera à un renouveau démocratique, à l’avènement d’un environnement écologique et à de dignes conditions de vie pour toutes et tous.

<Note 1> Les deux auteur(e)s sont impliqué(e)s dans le quartier Pointe-Saint-Charles à Montréal et travaillent à mettre sur pied un collectif en écologie sociale.

<Note 2> Concept développé depuis les années 1970 par l’écologiste et anarchiste américain Murray Bookchin pour qui la construction d’une société écologique passe par le municipalisme libertaire. Cette idée de créer au niveau local «des espaces publics légitimes du débat politique citoyen» autres que ceux des institutions de l’État (essentiellement les parlements), a connu une poussée certaine depuis l’émergence des anti-mondialistes en 1998, dénonçant la subordination des États nationaux à la globalisation capitaliste de l’économie et de l’organisation sociale.

<Note 3> Extrait d’un texte de Murray Bookchin, «Les villes, les quartiers, les communes... des espaces libertaires», Alternative libertaire, 2001, p. 3-5.

<Note 4> Les grands mouvements sociaux québécois se sont déjà moulés à cette logique hiérarchique qui domine la société. Par exemple, on n’a qu’à constater comment se mènent, dans le plus grand secret pour les syndiqué(e)s de la base, les négociations entre les grandes centrales syndicales et le gouvernement. Les tractations de coulisse sont depuis longtemps la norme dans les relations de lobbying entre grands groupes d’intérêts, ce qui favorise tous les secrets possibles.

<Note 5> Le mouvement Écologie sociale a été fondé en mars 2000. Issu d’une scission des Verts, Écologie sociale remet en cause «la stérile participation Verte au gouvernement... et le jeu politicien». Tiré de la revue Arguments pour une écologie sociale, no 39, hiver 2000.

<Note 6> Michel Bernard, revue Silence, no 252-253, janvier 2000, «Quelles organisations pour les écologistes?» p. 59.

<Note 7> La revendication d’un mode de scrutin proportionnel semble actuellement être un enjeu fondamental de la gauche au Québec, qui cherche à tout prix une représentation à l’Assemblée nationale.

<Note 8> Le terme anti-parti vient des tentatives pour «démocratiser radicalement» la structure du parti (ex.: rotation des postes de responsabilité, parité hommes/femmes, un seul mandat électif à titre de député, priorité à l’action de la rue plutôt qu’à l’action parlementaire, etc.) dans une perspective éventuelle de démocratisation des rouages de l’État. Ces tentatives des années 80 se sont avérées des échecs dans l’ensemble même si elles ont permis certaines réformes.

<Note 9> Il faudrait analyser correctement d’où vient une bonne partie de cette richesse (ex.: exploitation des pays du Sud par les pays du Nord).

<Note 10> Il ne s’agit aucunement d’idéaliser le fonctionnement de la société d’avant l’État-nation. Extrait d’un texte de Murray Bookchin («Les villes, les quartiers, les communes... des espaces libertaires», Alternative libertaire, 2001, p. 3-5).

<Note 11> Voir Fédération municipale de base de Spezzano Albanese (2000). «Spezzano Albanese (Italie): l’expérience communaliste de la Fédération municipale de base. Increvables anarchistes». http://increvablesanarchistes.org/articles/2000_apres/fedemunicidebas_italie.htm.

<Note 12> Faute de moyens et surtout d’une vision politique et sociale cohérente, la gestion collective connaît des ratés dans de nombreux projets collectifs du quartier.

<Note 13> Jean-Marc Raynaud et Roger Noël-Babar, citant Paul Boino, «Note des éditeurs: Vive la Commune!» dans Le quartier, la commune, la ville... des enjeux libertaires, Paris et Bruxelles, Le Monde libertaire et Alternative libertaire, mars 2001. http:/perso.wanadoo.fr/libertaire/communal.htm

<Note 14> Centre social Laboratorio, «Pour un réseau». Texte paru dans la revue espagnole Ekintza Zuzena, no 23, janvier 2004, tiré d’une information du Centre des médias alternatifs du Québec.

<Note 15> F. Anthias, «Rethinking Social Divisions: Some Notes towards a Theoretical Framework», Sociological Review, no 46, 1998, p. 505-535.