Prostituées de la charia

Par Emmanuella St-Denis, envoyée spéciale de Recto Verso

Au Maroc, les divorcées, célibataires ou veuves sont poussées à se prostituer. Les familles ferment les yeux et la loi est aveugle.

\p. 29\À El Hajeb, au Maroc, un ouléma a émis une fatwa autorisant les hommes à épouser des prostituées. La prostitution y est tellement répandue qu’il manque de femmes à marier. Dans le Moyen Atlas marocain, des villages entiers vivent principalement de la prostitution. Azrou et El Hajeb y sont réputés pour leurs maisons closes. Narjiss Nejjar, une cinéaste de Tanger, termine son premier long métrage, Les yeux secs. Des travailleuses du sexe d’El Hajeb y tiennent à l’écran le rôle de leur vie. Narjiss Nejjar raconte qu’«un homme peut y marier une prostituée, mais ne peut cependant la toucher avant un certain temps, afin qu’elle se purifie».

L’islam proscrit toute relation sexuelle hors mariage. Dans les faits, sous prétexte de protéger la virginité des jeunes femmes et l’honneur des familles, la société marocaine tolère que l’homme ait recours à une prostituée pour épargner au pays d’autres formes de «déviance» ou de «perversité».

Au pays des maisons closes

Dans le Moyen Atlas, contrairement aux grandes villes, les prostituées sont sous la dépendance d’une tenancière et d’un rabatteur. Le rabatteur va chercher les clients, les ramène au bordel et s’occupe de la sécurité des femmes. La tenancière est la propriétaire de la maison close. «Les locaux sont insalubres, rapporte la journaliste Aniss Maghri. Il n’y a pas de portes entre les chambres dont le mobilier se réduit le plus souvent à deux couvertures jetées par terre, des peaux de mouton, parfois une table. Généralement, les maisons se composent de deux chambres et d’une cuisine, et toutes les pièces servent de salle d’opération».

Dans ces maisons, on trouve des jeunes femmes des villages avoisinants ou même des grandes villes. Les étrangers s’y aventurant connaissent bien la région. Il n’est pas difficile de s’y procurer les services de prostituées. N’importe quel passant vous indiquera la route, même les enfants. Le long des chemins, des jeunes femmes (les plus belles femmes du Maroc, dit-on) attendent les clients et leur lancent des invites. Il n’est pas rare d’y croiser des mineures. L’association End Child Prostitution en a recensé environ 85 à El Hajeb.

Mika est la maquerelle la plus connue d’El Hajeb. En 1997-1998, elle a fait de la prison après avoir été dénoncée par une fillette en fuite qu’elle forçait à se prostituer. Dès sa sortie, Mika a repris son travail. Elle possède une dizaine de maisons closes à El Hajeb.

Le prix pour une prostituée y débute à 20 dirhams (3$ CAN) et monte jusqu’à 250 dirhams (40$) pour une nuit complète. Le montant est divisé entre la tenancière et la prostituée, qui conservent chacune 100 dirhams, et le rabatteur qui en prend 50. La clientèle, à El Hajeb, a d’abord été locale et se recrutait dans les garnisons militaires voisines. Elle attire maintenant de plus en plus de voyageurs étrangers. Les revenus totaux des maisons closes de la ville s’élèvent à 120 millions de dirhams (environ 18M$ CAN).

Au Maroc, la prostitution est considérée comme l’adultère et est passible de six mois de prison, plus une amende. Mais, si le gouvernement fermait les maisons closes, le Moyen Atlas se trouverait plongé dans une crise économique profonde. Même les restaurants et les taxis bénéficient du tourisme sexuel. Le pays compte un taux de chômage de 12,5%. Il y a 10% plus de femmes que d’hommes au Maroc et 61% de la population est analphabète.

Selon Reda Allali, journaliste au magazine marocain Tel Quel, «certaines jeunes filles peuvent même se prostituer puis rentrer chez elles et remettre leur voile: leurs familles ne se doutent de rien». Et même quand les familles savent ce qu’elles font, elles ferment les yeux et empochent l’argent. C’est souvent le seul revenu disponible. C’est aussi pour cette raison que le gouvernement ne fait rien, même si la prostitution est illégale au Maroc.

Certains croient à la nécessité de la prostitution pour sauver le pays de la misère. Les associations féministes sont, elles, convaincues que le problème est lié au statut juridique des femmes. La Marocaine est réduite au statut de mineure. Elle dépend de son père ou de son mari. Les filles mères, les veuves ou les femmes divorcées, ainsi que leurs enfants, subissent les conséquences de cette situation juridique précaire.

Le prix de l'indépendance

À Casablanca, Latifa s’élance dans les rues au volant de sa deux chevaux. «Je suis folle, me dit-elle, j’en ai marre de cette vie». Le regard noir, la crinière au vent, elle fume une Marlboro et chante à tue-tête. Elle a beaucoup trop bu pour conduire, mais Latifa aime prendre des risques. Il est trois heures du matin et, aujourd’hui, elle rentrera

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seule. Elle est fatiguée. Depuis quatre ans, elle travaille à contrat, en communication, ce qui lui donne à peine de quoi vivre. Elle a commencé à se prostituer pour avoir un train de vie convenable.

Au Maroc, Latifa n’est pas une exception. Des professionnelles qui se prostituent pour joindre les deux bouts, c’est chose courante. Elle est une pute de luxe. Son créneau: les boîtes de nuit branchées; ses clients: des hommes d’affaire riches. Elle gagne bien sa vie. Issue d’une famille modeste du nord du Maroc, elle a la responsabilité de sa famille. Elle a abandonné le lycée très jeune et cherche une opportunité de mariage, mais qui mariera une prostituée?

Pour la femme marocaine, le mariage est le meilleur moyen d’accéder à une vie décente. Plusieurs sont prêtes à marier le premier gentil et riche garçon venu car elles savent que, sans le mariage, les opportunités sont limitées. Malgré la réforme de la Moudawana (code de la famille) promulguée en 1957 et inspirée de la charia, le statut de la femme marocaine dans les lois ne s’est pas amélioré.

La Moudawana permet toujours à l’homme de répudier sa femme, de la jeter hors du logis sans argent. Pour cette raison, beaucoup de divorcées recourent à la prostitution pour survivre. C’est le cas d’Amina. Mariée et divorcée deux fois, à 28 ans, Amina a un fils de deux ans. Analphabète, elle travaille dans un cabaret de Casablanca depuis six ans. «Les hommes nous appellent à leur table, raconte-t-elle, ils nous paient des verres. Notre but, c’est de les faire patienter, de les faire boire le plus possible pour que, lorsque l’on passe à l’acte, ça se termine rapidement. Après, on s’entend sur un prix et le tour est joué». Amina demande 300 dirhams (50$) par nuit. «J’essaie de choisir des beaux gosses, des mecs qui ont l’air gentil. Généralement, nous avons des clients réguliers. Comme ça, c’est moins dangereux».

Le vrai danger

Mais le vrai grand danger que courent les prostituées, ce sont les MTS. La majorité d’entre elles ne se protègent pas. L’Association de lutte contre le sida (ALCS) et Médecins sans frontières travaillent à la sensibilisation des prostituées et à la prévention dans les villes importantes du Maroc, Tanger, Casablanca, Rabat et Marakech. L’ALCS est la première et l’une des rares associations travaillant auprès des prostituées à être reconnues par les autorités, longtemps réticentes à la distribution de préservatifs.

Khadija, une ex-prostituée, est une intervenante sociale auprès de l’ALCS depuis sept ans. Elle a déjà été arrêtée par la police. Khadija est originaire de Fès. Elle a 40 ans et ne vit plus de la prostitution depuis des années. «Ma mère est décédée lorsque j’avais dix ans. C’est ma soeur qui s’est occupée de nous. Elle m’a placée à l’internat et je ne l’ai pas supporté. Je ne me sentais pas à ma place, j’étais perdue, alors j’ai fait une fugue et j’ai commencé à me prostituer».

Khadija tombe amoureuse et part avec son amant pour le Sahara. Elle y demeure cinq ans, mais les pressions de la belle-famille, qui refuse le mariage du fils avec une ex-prostituée, la poussent à repartir pour Casablanca où elle recommence à se prostituer. L’ALCS menait alors une campagne de prévention dans son quartier. Elle est la première prostituée à entrer dans les bureaux de l’ALCS. «Plus tard, ils m’ont parlé d’un projet de prévention féminine et m’ont demandé si ça m’intéressait de travailler avec eux. Au début, j’étais un peu sceptique, puis je me suis dit que je n’avais rien à perdre».

Linda Hanna a effectué un stage avec l’ONG québécoise Alternatives et Oued-Srou, à Khénifra, dans le Moyen Atlas. Cette organisation vient en aide aux femmes des régions rurales. Il propose du travail de couture et de broderie, de l’alphabétisation et des bourses d’études. Ses services s’adressent aussi aux prostituées. On les instruit sur la contraception et les maladies transmises sexuellement.

Selon Linda Hanna, «beaucoup de femmes se prostituent pour être indépendantes. Pour d’autres, le père n’a pas mieux à offrir; il accepte donc la situation, parce que cela rapporte souvent plus que si sa fille était médecin».

Des associations comme l’Association de solidarité féminine (ASF) tentent de faire reconnaître les enfants illégitimes par des pères qui prétendent n’y être pour rien. Idéalement, elles aimeraient imposer des tests d’ADN pour les forcer à prendre leurs responsabilités. Au Maroc, la mère célibataire est considérée comme une prostituée. Elle porte la hchouma (la honte) du pays.