La mort anonyme

Josiane Roulez

Chaque année, au Québec, une centaine de défunts sont inhumés dans un extrême dénuement, à la fosse commune. Ce sont les oubliés de notre société, ceux qui, à leur décès, ne sont pas réclamés. Ils se retrouvent seuls dans la mort, à moins qu’un prêtre ne s’en occupe.

Le père Paul-André Mailhot, curé de la paroisse de Saint-Donat, est une exception à Montréal. Il réclame le corps de ses paroissiens démunis et organise pour eux des funérailles. «Je réclame environ trois ou quatre défunts par année. Ce sont le plus souvent des hommes provenant d’un milieu défavorisé, qui ont entre 40 et 75 ans. Ils étaient seuls au monde ou abandonnés par leur famille», explique le père Mailhot.

La solitude et la pauvreté sont le dénominateur commun des défunts non réclamés: itinérants, immigrants sans parents au Canada, derniers descendants d’une lignée, personnes en brouille avec leurs proches... La plupart rendent leur dernier souffle dans les hôpitaux ou les centres d’accueil pour personnes âgées. D’autres sont découverts sans vie à leur domicile, par leur propriétaire ou par un voisin, parfois plusieurs jours après leur décès.

La Régie régionale de la santé et des services sociaux (RRSSS) donne 350$ à une entreprise funéraire pour l’inhumation de ces défunts. Traditionnellement, c’est la maison funéraire Magnus Poirier qui en est responsable pour la région de Montréal. «Ces sommes sont vraiment insuffisantes à couvrir un enterrement, même le plus minimal, s’indigne Marc Poirier, qui gère le dossier de ces défunts. Normalement, des funérailles coûtent entre 6000 et 8000 dollars! On prend la responsabilité d’inhumer ces défunts, mais on ne peut pas faire de miracles»!

Faute de moyens, ces corps sont ensevelis dans une extrême sobriété. Enveloppés dans un linceul en plastique, sans embaumement, ils sont placés dans une boîte en bois pressé. On les enterre en rangs serrés, dans une section spéciale de la fosse commune du cimetière de Laval. En guise de pierre tombale: un numéro gravé sur une plaque.

Le père Mailhot trouve inadmissible qu’une personne soit enterrée dans un tel abandon. «C’est comme si, de nos jours, le corps n’avait plus de valeur! On l’utilise comme une machine, pour en jouir, pour qu’il soit rentable. Mais si une personne s’éteint, son corps ne représente plus rien. Ça n’a pas de bon sens! Notre corps, c’est ce par quoi nous sommes connus, aimés, perçus. Tous les signes, tous les sacrements de Dieu sont posés sur notre corps, lui donnent une valeur sacrée. Je ne peux pas accepter que le corps soit relégué comme s’il ne valait rien. En enterrant une personne à la fosse commune, avec les années, on perd jusqu’à la trace de son passage sur terre»! s’exclame-t-il.

Absence de funérailles

La majorité de ces défunts sont enterrés seuls et sans funérailles, à l’exception parfois d’une cérémonie d’adieu. À la Résidence Saint-Charles-Borromée, qui accueille des personnes lourdement handicapées, au moins une personne par an décède et n’est pas réclamée. La plupart du temps, l’aumônier célèbre une cérémonie catholique ou oecuménique pour ces personnes. Mais ce n’est pas le cas partout. Dans certains centres, on trouve inconvenant de rappeler ainsi leur mort aux autres résidents. À d’autres endroits, il faut avoir pris des arrangements funéraires pour être admis.

«Certaines personnes ne prennent pas d’arrangements funéraires de leur vivant, soit parce qu’elles ne se soucient pas de leur mort, soit parce qu’elles ne veulent pas y penser, ou encore parce qu’elles se disent que leur famille va s’occuper d’elles à leur mort. Elles ne réalisent pas que leur situation financière ou celle de leur famille peut changer, que leurs proches peuvent décéder avant elles..., explique Marc Poirier, qui souligne aussi que certains défunts n’ont pas d’argent. «Il y a des gens qui n’ont pas le choix. Ce sont des personnes pauvres, qui vivent uniquement de leur pension de vieillesse ou de l’aide sociale, par exemple. Elles utilisent toutes leurs maigres ressources à vivre, et n’ont pas les moyens d’investir dans leur mort».

À leur décès, ces personnes peuvent glisser à travers toutes les mailles du filet social. Sans famille, sans amis proches, sans argent, elles se retrouvent complètement seules et démunies dans la mort. À moins qu’un prêtre ne décide de les réclamer pour leur faire des funérailles.

[début de la p. 31 du texte original]

«Habituellement, c’est une connaissance du défunt qui le porte à mon attention, précise le père Mailhot. Elle ne veut ou ne peut pas assumer les coûts reliés à l’enterrement, mais souhaite quand même qu’on célèbre des funérailles. Je réclame toujours ces personnes. Pour moi, c’est inadmissible ne pas les accompagner jusqu’aux portes du Ciel».

Selon Marc Poirier, les prêtres qui acceptent de se charger de ces défunts sont rares. «Les prêtres refusent faire des funérailles gratuitement. Ils sont trop occupés. Ils n’ont plus de relève, il leur arrive d’avoir plusieurs paroisses à gérer à la fois... Ils n’ont plus le temps! De nos jours, on tient des funérailles davantage pour les vivants que pour les morts. Quand il n’y a qu’un mort»...

Il faudrait donc pouvoir payer les funérailles. Or, l’enterrement le plus simple coûte presque le double des 350$ de la Régie. Creuser une fosse revient à 500$, sans compter les frais de transport du corps, le salaire des porteurs, le coût du cercueil et les frais d’entretien de la tombe. Des funérailles feraient monter la facture de 230$. L’entreprise funéraire perdrait trop d’argent.

La RRSSS recommande d’incinérer les corps pour réduire le coût de l’enterrement. Mais Marc Poirier s’y refuse. «L’inhumation est la seule façon d’éviter les litiges. D’une part, nous ne pouvons pas toujours être parfaitement sûrs des croyances religieuses du défunt, et l’inhumation est le seul type d’enterrement accepté par toutes les religions. D’autre part, la recherche de famille faite par la police est parfois incomplète. Il arrive régulièrement qu’un parent d’un défunt considéré comme non réclamé resurgisse pour prendre possession du corps et l’enterrer dans le terrain familial».

Le père Paul-André Mailhot.

Avant la fosse commune

En tout, près de 200 défunts ne sont pas réclamés chaque année, au Québec, dont plus d’une centaine dans la région de Montréal seulement. Tous n’aboutissent pas à la fosse commune. Ils passent, en quelque sorte, par un jeu de tamis de plus en plus fin. À une étape ou à une autre, ils peuvent être réclamés.

Lorsqu’un défunt semble seul au monde, la police effectue automatiquement une recherche de famille. Cette enquête peut durer plus d’un mois. Si le défunt est d’origine étrangère, la police peut aller jusqu’à faire appel à Interpol pour retracer sa famille. Quand les recherches sont infructueuses, ou quand la famille est retrouvée mais qu’elle refuse de prendre la responsabilité du corps, le défunt est considéré comme non réclamé.

Une famille peut refuser de s’occuper d’un défunt pour diverses raisons. Christine Carle, responsable des affaires financières à la Résidence Saint-Charles-Borromée, classe ces familles en plusieurs catégories. «Il y a des familles en conflit avec le défunt, et qui refusent de s’en occuper. Il y a ceux qui n’en veulent qu’à la succession. Ils ne veulent pas avoir à payer un sou, mais veulent le maximum d’argent. Ça, ce sont des circonstances vraiment frustrantes. Et il y a aussi les familles qui ont peur de réclamer le corps parce que le défunt est endetté ou parce qu’elles n’ont pas les moyens de payer un enterrement».

La RRSSS donne environ un tiers de ces défunts à la science. «Si un corps n’est pas réclamé et qu’il répond aux critères d’admissibilité pour l’étude de l’anatomie, on l’envoie en priorité aux universités», affirme Doris Pruneau, de la Régie. Lorsque le décès survient dans un hôpital ou un centre d’accueil, un médecin vérifie si le corps satisfait aux critères d’étude de l’anatomie. Si c’est le cas, la RRSSS fait parfois accélérer l’enquête policière pour pouvoir donner le corps à une université. Elle assigne aussi certains corps au Collège de Rosemont pour l’étude de la thanatologie.

À Saint-Charles-Borromée, on tente à tout prix d’éviter que les résidents défunts soient envoyés à l’université ou à la fosse commune. «On fait toutes les démarches possibles pour leur assurer un enterrement plus humain. Quand la personne décédée était sous curatelle publique, je négocie pour qu’elle couvre les frais de l’enterrement», affirme Christine Carle. Le Curateur public peut accorder jusqu’à 2500$ pour un défunt, mais ce n’est pas toujours facile d’obtenir cette aide financière. «Ça dépend vraiment de l’agent sur qui on tombe», déplore Marc Poirier qui tente, lui aussi, de dénicher des fonds pour inhumer ces défunts. «Parfois, la curatelle ne nous donne que l’argent qui reste à la personne décédée. Mais en général, c’est davantage que ce que la Régie régionale nous accorde».

Christine Carle parvient aussi, parfois, à convaincre une famille récalcitrante de réclamer un défunt. «Lorsque la famille est présente mais craint de s’investir parce qu’elle est pauvre, j’essaie de la convaincre en lui présentant les diverses options possibles. Certaines personnes ne savent pas que les droits de succession sont différents des droits de réclamation du corps», souligne-t-elle. Autrement dit, en réclamant un défunt, on ne peut hériter de ses dettes. Mais on doit tout de même trouver l’argent pour assumer les frais de l’enterrement.

L’une des ressources existantes est une prestation spéciale du ministère de l’Emploi et de la Solidarité Sociale pour les frais de funérailles, d’un montant maximal de 2500$. Un membre de la famille,

[début de la p. 32 du texte original]

un prêtre ou un organisme de charité peut la réclamer au nom d’un défunt.

C’est ce que fait le père Mailhot pour célébrer des funérailles à ses paroissiens seuls et démunis. «Je prends entente avec une entreprise funéraire. Elle se charge des détails de l’enterrement et du transport du corps jusqu’à l’église et, de mon côté, je réclame la prestation et j’organise des funérailles gratuitement». Cet argent facilite la tâche des entreprises funéraires. «On peut au moins faire un enterrement décent. On peut acheter un petit lot, un cercueil simple... C’est déjà beaucoup mieux que ce qu’on peut faire avec 350$»!, souligne Marc Poirier.

Mais certains défunts n’ont pas droit à la prestation, parce qu’ils ne sont pas assez pauvres. En effet, ils doivent satisfaire aux critères d’admissibilité de l’assistance-emploi (le nouveau nom de l’aide sociale). «Lorsqu’une personne a plus de 776$ dans son compte de banque à son décès, on ne peut pas obtenir la prestation pour elle, soutient Marc Poirier. Le cas qui revient de plus en plus souvent, c’est celui d’une dame âgée. Elle n’a pas de famille. Elle n’est pas sous curatelle publique. Elle a fait de belles funérailles à son mari 10 ans plus tôt, mais elle n’a pas pris d’arrangements pour elle-même. Elle est pauvre, mais au moment de son décès, sa pension de vieillesse vient d’être déposée dans son compte bancaire, et elle possède plus de 776$. Pour cette dame-là, on ne peut rien obtenir. Son nom et l’année de sa naissance sont gravés sur sa pierre tombale, mais on ne peut pas l’inhumer avec son mari, parce qu’on n’a pas assez d’argent! On n’a pas le choix, on l’enterre à la fosse commune». Dans de pareilles circonstances, l’argent d’une personne passe au département des successions non réclamées du Curateur public. L’entreprise funéraire ne peut pas l’utiliser pour l’enterrement.

Des valeurs qui changent

D’après les statistiques de la RRSSS, le nombre de ces corps n’aurait pas augmenté depuis une dizaine d’années. Mais selon Marc Poirier, de plus en plus de personnes meurent seules. «C’est à cause du vieillissement de la population, explique-t-il. De nos jours, il arrive souvent que toute la famille d’un défunt soit décédée ou trop âgée pour s’occuper de l’enterrement. Certains sont pris en charge par le Curateur public. D’autres ont fait des arrangements funéraires. Pourtant, même s’ils meurent très solitaires, ces gens-là sont dits «réclamés». Le nombre de ces personnes augmente, mais ne se retrouve pas dans les statistiques, parce que ce n’est pas la Régie qui paie».

Selon le père Paul-André Mailhot, la situation actuelle reflète un profond changement de valeurs: «Il y a une trentaine d’années à peine, cela aurait été impensable de ne pas faire de funérailles à quelqu’un. Les gens ne l’auraient jamais toléré. Lorsqu’un mendiant décédait, la municipalité défrayait l’enterrement, le prêtre faisait des funérailles, et beaucoup de membres de la communauté venaient y assister. De nos jours, il règne un climat d’indifférence religieuse, mais aussi d’indifférence humaine, surtout dans les grandes villes. On vit et on meurt de plus en plus seul, parce qu’on n’établit plus de relations sociales profondes».

Le curé de Saint-Donat refuse de laisser mourir ses paroissiens dans l’abandon. «Je m’assure que le défunt parte entouré, reconnu. Si possible, j’apprends à le connaître par le biais de ses proches. Je compose le texte des funérailles moi-même, et je rassemble des gens pour venir assister aux funérailles. Il y a toujours entre 5 et 10 personnes qui se présentent pour célébrer le défunt».

Il déplore que l’Église ne s’occupe pas davantage du problème. «J’aimerais réclamer ces défunts beaucoup plus souvent. L’Église est trop silencieuse à ce sujet. Nous devrions prendre soin de ces personnes, nous sommes les seuls à pouvoir le faire»! Marc Poirier, quant à lui, ne mâche pas ses mots: «Une société qui ne s’occupe plus de ses morts, c’est une société malade! Autrefois, on n’aurait jamais vu ça, une personne enterrée dans un abandon aussi total».