Des fibres de qualité dans le papier québécois

Beaucoup de choses ont changé dans l’industrie papetière au cours des dernières décennies. Entre autres, les usines n’utilisent presque plus de bois rond et elles ne s’approvisionnent donc pratiquement plus en forêt. Lorsqu’elle provient du Québec, leur matière première est dorénavant constituée à 67% de copeaux, de sciures et de rabotures qu’elles achètent des scieries, et à près de 20% de vieux cartons et papiers provenant de la récupération. Ce qui n’a pas changé, par contre, c’est la qualité des fibres vierges qui constituent toujours la base du papier fabriqué au Québec.

Qu’elle provienne de la traditionnelle bille de quatre pieds ou d’un copeau de quelques centimètres, la fibre d’épinette noire - majoritairement utilisée dans les papiers québécois - reste en effet l’une des meilleures fibres à papier au monde. Le Québec tire un avantage important de l’abondance de cet arbre dans la grande forêt boréale. Mais plusieurs autres espèces conviennent aussi. Certaines, comme l’épinette blanche et le sapin, presque aussi performantes, sont utilisées indifféremment avec - ou à la place - de l’épinette noire. D’autres sont ajoutées en proportions variables, comme essences secondaires dans les pâtes d’épinette et de sapin. Il peut s’agir d’espèces résineuses, mais aussi de copeaux de feuillus. Dans certains cas, ce sont même presque exclusivement des fibres de feuillus qu’on emploie. On parle alors de pâte de feuillus.

Le produit que l’usine fabrique est à la base du choix des essences utilisées. En gros, le bois de résineux est utilisé pour produire des papiers forts qui auront la vie dure, comme le papier d’emballage, le papier journal et différents autres papiers d’impression qui roulent à des vitesses vertigineuses sur les presses des imprimeries. Les résineux composent environ 85% des pâtes produites au Québec. Quant à la fibre de feuillus, elle entre dans la composition de toute une gamme de papiers fins auxquels elle procure certaines qualités esthétiques particulières.

La disponibilité et les prix de la fibre (incluant les coûts de transport) sont également considérés dans le choix des essences. Une papetière s’approvisionnant auprès de scieries qui s’alimentent surtout en sapin, comme c’est souvent le cas en Gaspésie, utilisera majoritairement cette essence pour sa pâte. Une autre, située au Lac-Saint-Jean ou en Abitibi, devra vraisemblablement intégrer du pin gris (abondant dans ces régions) dans une pâte d’épinette.

Pour la force

Essentiellement, c’est parce que les fibres des résineux sont plus longues que celles des feuillus qu’elles donnent plus de résistance au papier. Étant plus longues, elles s’entremêlent davantage les unes aux autres sur la toile de la machine à papier, ce qui donne une feuille plus forte. Mais la longueur n’est pas tout. Une fibre large aux parois cellulaires relativement minces, comme chez l’épinette noire, est facile à raffiner (action de défibrer les copeaux pour former la pâte), elle s’écrase bien, procurant ainsi une bonne surface de contact avec les autres fibres, elle est flexible, risquant peu de casser, et elle fibrille bien, c’est-à-dire que l’action du raffinage produit beaucoup de micro-fibres à sa surface, celles-ci agissant comme du velcro avec les fibres voisines.

D’autres essences de bois mou ont également de longues fibres, mais présentent des particularités qui les rendent moins intéressantes pour l’industrie. La fibre du pin gris, par exemple, est plus rugueuse et a une paroi plus rigide. Il faut donc plus d’énergie pour la traiter, ce qui augmente le coût de production de la pâte. Elle contient en outre beaucoup de résine, qui salit les rouleaux des machines à papier et forme parfois de petites particules qui peuvent se détacher de la feuille au moment de l’impression. La fibre du mélèze, également très résineuse et difficile à raffiner, est encore moins prisée.

Selon le produit qu’elles fabriquent, certaines usines doivent carrément refuser toute fibre de pin gris ou de mélèze dans leur pâte. C’est le cas de celles qui produisent des papiers de spécialité, pour l’impression de catalogues, de magazines, de circulaires, etc. D’autres en intègrent des quantités plus ou moins importantes. Les inconvénients sont alors en partie palliés par des ajustements à la technologie des usines, ce qui a évidemment une incidence sur les coûts. Mais comme ces copeaux coûtent moins cher que la fibre d’épinette et de sapin, les économies réalisées peuvent compenser.

Les fibres qui s'entrecroisent forment la feuille de papier.

De plus en plus d’usines incorporent d’ailleurs des copeaux de feuillus dans leur pâte de résineux: peuplier faux-tremble (un bois mou comme les conifères), bouleau à papier et érable, surtout. Ces mélanges diminuent la résistance du papier, mais en augmentent certaines qualités esthétiques comme la blancheur et l’opacité, souvent exigées par les clients. Ils entrent surtout dans la fabrication de papiers de spécialité. En exerçant un tri préalable des copeaux et un contrôle précis du dosage de chaque essence, la plupart des usines pourraient augmenter la proportion de feuillus dans leurs pâtes de résineux (jusqu’à 20% dans certains cas).

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Outre les avantages économiques et esthétiques de cette nouvelle technologie appelée coraffinage, l’ajout d’une plus grande variété d’essences secondaires dans leurs pâtes de résineux pourrait signifier une sécurité d’approvisionnement accrue pour plusieurs usines. Il s’agit là d’un avantage certain dans le contexte d’une rareté grandissante des allocations de coupe de bois pour les scieries d’espèces résineuses et des fermetures de ces dernières (d’où proviennent les copeaux) susceptibles de survenir, entre autres à la suite du conflit du bois d’oeuvre avec les États-Unis.

Pour l’esthétique

Dans les pâtes de feuillus, l’essence vedette est certainement l’érable, mais le tremble est également en demande. Le bouleau blanc et, dans une moindre mesure, d’autres bois durs comme le hêtre, le chêne et le bouleau jaune se trouvent aussi dans ces pâtes, en proportions variables.

Le bois de feuillus est différent de celui des résineux. D’une part, il contient moins de lignine, la substance qui lie les fibres de cellulose entre elles et qui donne cette couleur jaunâtre au bois. D’autre part, ses fibres sont plus courtes que celles des résineux (moins de 2 mm vs plus de 3,3 mm). Enfin, un mètre3 de bois de feuillus fournit moins de fibre utilisable par l’industrie papetière qu’un mètre3 de bois de résineux.

La plus faible teneur en lignine facilite le blanchiment de la feuille et prévient en partie le jaunissement caractéristique du papier de résineux après usage (les vieux journaux, entre autres). La longueur moindre des fibres et la présence de vaisseaux et de particules dans la cellulose donnent par ailleurs une pâte, et donc un papier, à la surface plus remplie, plus égale et uniforme qui offrira une meilleure qualité d’impression, un fini plus soyeux et une feuille plus opaque.

On comprend donc que les pâtes de feuillus soient utilisées pour répondre à des exigences esthétiques dans la fabrication de papiers fins, haut de gamme, destinés à des usages comme l’écriture, la photocopie ou la reproduction photographique. À cause des fibres plus courtes, elles produisent cependant un papier moins fort, ce que les fabricants compensent parfois en y incorporant des copeaux de résineux. Le plus souvent, cependant, ce sont les différentes pâtes qu’on mélange entre elles, plutôt que les copeaux en amont de la pâte. Ainsi, pour donner plus de brillance à un papier de spécialité, on ajoutera une quantité déterminée de tremble à la pâte de résineux de base. À l’inverse, pour donner plus de force à un papier fin, on intégrera un peu de pâte d’épinette à la pâte de feuillu de base.

En somme, chaque usine possède ses propres recettes pour fabriquer les produits spécifiques qui répondront aux exigences de ses clients. Le succès de ces recettes repose sur le dosage optimal entre la qualité recherchée, les coûts impliqués et les ressources de fibres disponibles sur le territoire... bois du Québec étant, en cette matière, un ingrédient gagnant.

Composer avec la ressource disponible

On entend souvent dire que le bois pourrait facilement être remplacé, dans la fabrication du papier, par d’autres fibres végétales, notamment des plantes annuelles qu’on n’aurait qu’à cultiver au gré des besoins. Ce qui peut s’envisager avantageusement dans un pays mal pourvu en ressources forestières - comme la Chine, qui fait beaucoup de papier à partir du riz - ne convient pas nécessairement dans un endroit comme le Québec.

D’une part, notre climat ne permet guère plus d’une récolte de céréales par an. Quelle quantité énorme devrait donc stocker une usine qui consomme actuellement 800 tonnes de bois par jour? Quelle superficie du Québec devrait être ensemencée, par exemple en maïs ou en chanvre, pour répondre aux besoins de l’ensemble de l’industrie? Et à quel coût environnemental, lorsqu’on connaît les quantités énormes d’engrais que doit utiliser l’industrie agricole pour rester performante?

L’histoire récente nous enseigne également que d’importants problèmes techniques peuvent survenir lorsque des matières premières autres que le bois sont utilisées comme source d’approvisionnement en fibres. Une usine pilote fonctionnant à base de kénaf a dû fermer ses portes dans le sud des États-Unis à cause de problèmes d’usure des rouleaux occasionnés par la présence de silice dans cette plante.

Enfin, le climat froid du Québec favorise la lente croissance qui donne aux épinettes de la forêt boréale la densité idéale pour la production de papier de qualité. Or, la forêt québécoise recèle suffisamment de matière ligneuse pour approvisionner l’industrie forestière au quotidien. Il s’agit seulement de récolter cette ressource de manière appropriée, pour qu’elle se régénère bien et qu’elle pousse mieux, de façon à offrir le rendement auquel on est en droit de s’attendre. Le mieux n’est-il pas de savoir reconnaître les possibilités et les contraintes propres à chaque territoire et composer avec les ressources disponibles?