Par Jean-Sébastien Marsan
Le 26 novembre 2001, les ministres Nicole Léger et Jean Rochon consultaient les Montréalais sur leur stratégie de lutte contre la pauvreté, qui doit être déposée au printemps 2002. Récit d'une demi-journée de consultation qui laisse entrevoir le pire.
Un lundi de novembre, dans un centre de loisirs communautaires de Montréal, les ministres Nicole Léger (ministre déléguée à la Lutte contre la pauvreté et l'exclusion) et Jean Rochon (ministre d'État au Travail et à la Solidarité sociale) sont venus écouter le Collectif pour une loi sur l'élimination de la pauvreté, la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, le Forum Jeunesse, le Y des femmes, le nouveau maire et le Conseil scolaire de l'Île de Montréal, les centrales syndicales et bon nombre d'autres intervenants qu'il serait trop long de nommer. Dans la salle, trois cents personnes, discrètes, attentives, écoutent les commentaires sur la stratégie de lutte contre la pauvreté énoncée dans le document du gouvernement, Ne laisser personne de côté!
Le Conseil régional de développement de l'Île de Montréal (CRDÎM) ouvre l'exercice de consultation avec une présentation, au format PowerPoint comme il se doit, des faits saillants d'une étude sur une des principales richesses de Montréal: ses pauvres.
Habituelle (mais on ne devrait pas s'y habituer) litanie de statistiques décourageantes. Et faciles à mémoriser, c'est toujours un «tiers de»: l'île de Montréal renferme le tiers des ménages à faible revenu du Québec, le tiers des assistés sociaux de la province, le tiers de ses travailleurs vivotent d'un emploi précaire ou du travail autonome, le tiers des familles sont monoparentales, plus du tiers des habitants des quartiers défavorisés ont quitté l'école avant d'obtenir un diplôme. Et n'oubliez pas les poches de pauvreté dans les arrondissements riches et la pénurie de logements locatifs la plus aiguë depuis la Deuxième Guerre mondiale.
Ensuite, le CRDÎM critique poliment quelques-unes des orientations gouvernementales en matière de la lutte contre la pauvreté.
- L'emploi n'est pas «la» porte de sortie à la pauvreté: une stratégie reposant sur le travail rémunéré exclut les plus marginalisés, les handicapés, les vieillards en perte d'autonomie, les assistés sociaux de longue date, etc.
- Il n'y a d'ailleurs aucune mention des personnes âgées dans Ne laisser personne de côté!
- L'aide sociale (l'assistance-emploi, dans le vocabulaire gouvernemental) n'aide pas, elle aggrave le sort des plus pauvres.
- Le salaire minimum (7$ l'heure), trop bas, assure au travailleur un état objectif de pauvreté, de même que l'emploi précaire et le travail autonome;
- La clef du développement demeure la formation continue, mais le décrochage et l'analphabétisme (1 Montréalais sur 5 éprouve de graves difficultés de lecture!) constituent des obstacles importants.
- La lutte contre la pauvreté exige une «approche intersectorielle», c'est-à-dire de mieux mesurer l'impact des politiques gouvernementales sur les plus pauvres (pour les réviser), de renforcer la cohérence des programmes sociaux, de soutenir le secteur communautaire, d'intervenir auprès des familles plutôt que des enfants (dont on ne cesse de déplorer la «pauvreté»), d'inclure une orientation spécifique sur le logement social.
Après l'exposé du CRDÎM, les consultés y vont de leurs revendications, parfois très spécifiques: telle responsable d'un organisme communautaire autochtone réclame plus d'argent pour l'aide aux autochtones vivant à Montréal; tel autre, davantage de fonds pour les petits-déjeuners dans les écoles...
Personne ou presque ne fait état de pistes de solutions comme l'allocation universelle, une réforme fiscale, un barème plancher à l'aide sociale (le Front commun des personnes assistées sociales boycottait la consultation) et le retour à la gratuité des médicaments pour les plus pauvres (l'envers du régime d'assurance médicaments).
La représentante du Y des femmes, Claudette Demers-Godley, affirme qu'elle sera «moins polie». Elle confie qu'elle a hésité avant de participer à la consultation, puis elle dénonce les programmes d'employabilité conçus pour les femmes. Elle récolte une
[début de la p. 15 du texte original]
bonne main d'applaudissement, dans une salle autrement très calme.
La ministre Nicole Léger a un curieux comportement. Elle résume régulièrement les interventions et réagit en énonçant des banalités, du genre: «Effectivement, vous avez soulevé une problématique intersectorielle dont le gouvernement devra tenir compte...», des phrases si creuses que ça rigole dans la salle.
Parfois, la ministre émet carrément des objections et défend les politiques de son gouvernement. Il fallait voir son sursaut d'incrédulité quand le représentant du Forum Jeunesse a relevé que le régime d'aide sociale, par ses normes restrictives, abîme la santé des prestataires plutôt que de leur offrir le soutien dont ils ont besoin.
À l'écoute pendant les deux premières heures, Jean Rochon résume l'ensemble des interventions (avec brio, en voilà un qui a l'esprit de synthèse), puis c'est la pause-café. Dans la salle, on chuchote que tout est en place pour la manifestation. Une manif? À l'extérieur, il y a tout au plus quelques militants d'un comité logement, le P.O.P.I.R., qui scandent leurs slogans habituels. Rien de dérangeant.
Après la pause, au tour de Jean-Paul Faniel, porte-parole du Collectif pour une loi sur l'élimination de la pauvreté, de prendre la parole. Tout le monde s'attend à une critique des orientations du gouvernement, le Collectif les a souvent décriées. Le ton sans compromis contraste abruptement avec le ronron habituel.
[Photo non reproduite]
Avant la fin de la rencontre avec les ministres Léger et Rochon, le Collectif pour une loi sur l'élimination de la pauvreté a rejoint, à l'extérieur, les manifestants mobilisés par la TROVEP de Montréal contre la consultation gouvernementale sur la stratégie de la lutte à la pauvreté.
«Nous sommes les témoins indignés, mais récalcitrants, de milliers de personnes qui, avec leurs maigres 522,42 $ par mois de la Sécurité du revenu et après avoir payé les dépenses incompressibles de loyer, de chauffage, d'électricité et de vêtements, n'ont plus que 50 $ par mois pour se nourrir», dénonce fermement Jean-Paul Faniel. «Pas étonnant que plusieurs d'entre ces personnes aient recours à la charité publique, pudiquement recyclée en dépannage alimentaire. Elles doivent manger ce que le reste de la société ne veut pas consommer».
Le porte-parole du Collectif rappelle le cheminement du projet de loi-cadre pour l'élimination de la pauvreté: deux années et demie de consultations et d'élaboration du projet de loi avec des groupes sociaux et les pauvres eux-mêmes; une pétition de 215.000 signatures individuelles et de 1600 organismes; le dépôt du projet de loi, le 22 novembre 2000, à l'Assemblée nationale du Québec.
Le projet de loi énonce huit mesures urgentes:
- Clause d'appauvrissement zéro pour le cinquième le plus pauvre de la population.
- Barème plancher à l'aide sociale, un montant assurant les besoins essentiels en deçà duquel la Sécurité du revenu ne peut couper les prestations.
- Retour à la gratuité des médicaments pour les assistés sociaux et les personnes âgées recevant le supplément de revenu garanti.
- Transformation des allocations familiales en régime universel.
- Construction d'au moins 8000 logements sociaux par année.
- Droit pour les citoyens qui le demandent à des mesures continues et personnalisées de formation, d'orientation et d'intégration à l'emploi.
- Révision des normes du travail au bénéfice des travailleurs à statut précaire.
- Hausse du salaire minimum à 8,50$/h.
[Photo non reproduite]
À Montréal, les ministres Nicole Léger et Jean Rochon ont écouté ce qu'ils ne voulaient pas entendre.
Le Collectif, c'est de la démocratie au sens noble du terme: le peuple se mobilise et dépose lui-même un projet de loi à ses élus.
[début de la p. 16 du texte original]
Un an après, rien n'a bougé, aucune discussion sur son contenu et son application. Qui sait, le texte du Collectif est peut-être mal foutu, impossible à mettre en oeuvre? Nos députés à l'Assemblée nationale sont bien placés pour étudier un projet de loi, non?
En un an, le seul dossier du logement social a progressé, concède Jean-Paul Faniel à ses interlocuteurs gouvernementaux. «Très peu, somme toute, dans les orientations que vous soumettez au débat sur la plupart de nos propositions que vous connaissez pourtant depuis un bon moment. De plus, votre processus de validation se fait à toute vitesse, sans réel débat ouvert à la population», ajoute le porte-parole du Collectif.
Nicole Léger et Jean Rochon sont blêmes, leurs attachés de presse nerveux. Jean-Paul Faniel assène le coup de grâce: «À l'écoute de notre proposition, vous comprendrez facilement pourquoi nous estimons ce projet de validation comme un faux-fuyant. C'est pourquoi, avant la fin de cette rencontre, nous serons, à l'extérieur, de ceux qui manifesteront publiquement notre désaccord avec votre démarche qui a toutes les apparences de vouloir contourner une initiative citoyenne d'une ampleur sans précédent au Québec».
La salle explose. L'ovation, les «bravos» retentissent longuement. Les ministres perdent la face sous les flashes des caméras (depuis le début de la rencontre, le Centre St-Pierre filme tout avec plusieurs caméras vidéo).
La moitié de la salle, qui avait déjà son manteau sur le dos, sort pour se joindre à la manifestation. Le président du Conseil central du Montréal métropolitain de la CSN, Arthur Sandbom, quitte la table de consultation pour haranguer les 200 et quelques manifestants. Il livre sans détour le fond de sa pensée.
«Mme Léger, elle n'écoute pas, elle ne comprend rien, et c'est la responsable du dossier au gouvernement du Québec. Ça n'ira nulle part, cette consultation-là»! lance-t-il, micro à la main. «Le ministre Rochon ne comprend pas qu'on vient de traverser une période de création de richesse et que la pauvreté n'ait pas baissé. Je réponds au ministre Rochon: si la pauvreté a augmenté pendant que le chômage baissait, c'est de votre faute, vous avez refusé d'augmenter le salaire minimum, de changer les normes du travail».
Pendant ce temps, à l'intérieur, la consultation se poursuit, tant bien que mal, avec des témoignages de personnes vivant dans la pauvreté. Celui de Daniel Nguinambaye est particulièrement gênant. L'homme a émigré d'Afrique de l'Ouest, il y a six ans, pour s'établir à Montréal. L'Immigration a retenu sa candidature à cause de ses qualifications et de sa maîtrise du français. Bachelier en communications de l'Université du Québec à Montréal, sans emploi, il n'en peut plus de vivre dans la misère avec ses trois enfants. «Je suis sidéré par la pauvreté qui règne ici», dit-il.
Quitter un pays pauvre pour s'appauvrir dans un pays riche? La mondialisation, probablement..
Le lendemain de la séance de Montréal, la ministre Nicole Léger a annulé la consultation sur la stratégie gouvernementale de lutte à la pauvreté, en Estrie, qui devait être la dernière de sa tournée provinciale. Le Conseil régional de développement, qui la coordonnait, voulait aussi consulter la population sur la proposition du Collectif pour une loi sur l'élimination de la pauvreté. «La ministre est-elle tannée d'entendre parler de pauvreté»? se demandait le quotidien La Tribune de Sherbrooke, le 28 novembre 2001.