Jacques Gauthier, professeur à l'Université Saint-Paul d'Ottawa
Le grand reliquaire de sainte Thérèse de Lisieux sera au Canada du 20 septembre au 15 décembre 2001. Il visitera 41 des 63 diocèses canadiens. Plus que la circulation des reliques de la petite Thérèse, il s’agit d’un événement spirituel de grande envergure à la hauteur de l’idéal missionnaire de la sainte. L’article de J. Gauthier, écrivain reconnu, nous rappelle qui est Thérèse, sa personnalité, sa force de caractère, sa passion pour l’Amour. Il élimine bon nombre de préjugés encore existants envers une jeune femme extraordinaire par sa simplicité, son humilité et sa charité. Des extraits de ce texte sont tirés d’un chapitre du livre Entretiens avec Thérèse de Lisieux qui sera publié en français et en anglais en septembre aux éditions Novalis et édité en France par Bayard Presse.
DE: Derniers entretiens de Thérèse (avril-septembre 1897). LT: Lettres de Thérèse, numérotées de 1 à 266. PN: Poésies de Thérèse, numérotées de 1 à 54. Pri: Prières de Thérèse, numérotées de 1 à 21. RP: Récréations pieuses de Thérèse, numérotées de 1 à 8. |
Thérèse de Lisieux aspirait aux rêves les plus fous, dont celui de parcourir la terre pour annoncer l’Évangile et témoigner de la miséricorde divine. N’est-ce pas ce qu’elle réalise aujourd’hui par l’incroyable périple de ses reliques à travers le monde? Depuis 1995, c’est plus d’une vingtaine de pays qui ont vécu ce que l’on peut appeler une véritable tournée d’évangélisation. Partout où Thérèse est allée, les foules se sont rassemblées pour prier, célébrer, s’engager à la suite du Christ. À l’automne 2001, ce sera au tour d’une quarantaine de diocèses canadiens d’accueillir le grand reliquaire de Thérèse. Les reliques arriveront à Vancouver le 17 septembre et repartiront d’Halifax le 14 décembre. Le thème marque bien l’orientation de cette visite: À la rencontre du Christ avec Thérèse de Lisieux.
Notons qu’il y a une belle complicité entre Thérèse et le Canada, pour plusieurs raisons. D’abord, par les ancêtres normands qui ont défriché et peuplé cette Nouvelle-France. Ensuite, elle écrivit souvent «Canada» sur les lettres qu’elle envoya au père Pichon, son accompagnateur spirituel qui oeuvrait alors au Québec pendant qu’elle était au carmel. De plus, l’abbé Eugène Prévost, prêtre canadien, présenta son message à Pie X, en plus de propager la dévotion à la Sainte Face, telle que vécue par la jeune sainte. Enfin, c’est un Oblat de Marie Immaculée canadien, Mgr Ovide Charlebois, qui fit parvenir à Rome une requête, signée par plus de deux cents évêques missionnaires de partout dans le monde, pour que Thérèse soit déclarée Patronne des missions.
[début de la p. 237 du texte original]
Quel est le secret de cette jeune Normande, inconnue de son vivant, qui n’a laissé que des écrits épars rassemblés dans un livre, L’Histoire d’une âme, sans cesse réédité, vendu à des millions d’exemplaires, traduit en plus de soixante langues <note 1>? Une de ses compagnes, soeur Saint-Vincent-de-Paul, n’avait-elle pas déclaré: «Je me demande vraiment ce que notre Mère en pourra dire après sa mort. Elle sera bien embarrassée, car cette petite soeur tout aimable qu’elle est, n’a pour sûr rien fait qui vaille la peine d’être raconté» (Histoire d’une âme, 1907, p. 232). Et pourtant, quel ouragan de gloire depuis un siècle!
Comment expliquer le rayonnement de celle que Pie X nomma «la plus grande sainte des temps modernes»? Le philosophe Emmanuel Mounier dira qu’elle est «une ruse de l’Esprit Saint». Elle brûle ceux qui s’approchent d’elle avec un coeur sincère. Elle avait dit qu’après sa mort tout le monde l’aimerait. En effet, qui ne l’aime pas? On lui a consacré des milliers de livres, des films sur sa vie, des vidéos, des disques compacts de ses poèmes, des sites sur Internet. Plus de 1800 églises à travers le monde portent son nom. Alors qu’il n’y avait qu’une cinquantaine de personnes à son inhumation au cimetière de Lisieux, le 4 octobre 1897, il y en aura 500.000 lors de sa canonisation à Rome, le 17 mai 1925. Elle sera déclarée patronne des missions deux années plus tard, sans jamais avoir quitté son cloître. Patronne secondaire de la France en 1944, avec Jeanne d’Arc, elle n’a pas fini de nous étonner.
Sans diplôme et sans compétence particulière, voilà que Jean-Paul II la déclare trente-troisième docteur de l’Église en octobre 1997, la troisième femme après Catherine de Sienne et Thérèse d’Avila. Elle est la plus jeune docteur de l’Église, la plus proche de nous dans le temps. Quel paradoxe de voir cette jeune femme, qui a toujours voulu rester dans l’ombre, préférant suivre une petite voie de confiance et d’amour au quotidien, s’asseoir à la même table que les grands philosophes et théologiens que sont Augustin, Grégoire, Hilaire, Anselme, Bernard, Bonaventure, Thomas d’Aquin, Alphonse de Liguori, Jean de la Croix, François de Sales...
On a beau poser toutes les questions à propos de Thérèse, son mystère reste entier. Peut-il en être autrement? «Tout homme est une histoire sacrée», écrivait le poète Patrice de La Tour du Pin. Le langage est bien limité pour décrypter le mystère qu’est toute vie humaine. En chaque personne qui meurt, un manuscrit reste caché. Thérèse savait que ses paroles et ses écrits ne pouvaient pas dévoiler totalement le secret qui l’habitait. «Il est de ces choses qui perdent leur parfum dès qu’elles sont exposées à l’air, il est des pensées de l’âme qui ne peuvent se traduire en langage de la terre sans perdre leur sens intime et Céleste» (A 35r) <note 2>. J’ajouterais qu’il y a des amandes que l’on ne peut goûter sans en avoir percé le noyau, qu’il faut dépasser l’écorce, l’emballage, les clichés, pour atteindre le fruit.
Thérèse surgit toujours là où on ne l’attend pas. Elle défie les frontières, les paradoxes, les antinomies, les images. Toujours hors normes, elle résiste à l’usage et bouscule les bien-pensants. Plusieurs sont agacés par l’attention accordée à la petite sainte aux roses! Les clichés ne datent pas d’hier. On lui reproche d’être d’une famille bourgeoise, alors qu’elle est dépossédée de tout et d’elle-même; d’être névrosée, alors qu’elle atteindra une grande maturité humaine et spirituelle; d’être mièvre et romantique, alors qu’elle est de son époque et que son style rejoint sa vie toute simple; d’être à l’eau de rose, alors qu’elle est énergique, espérant contre toute espérance, vivant les dix-huit derniers mois de sa vie dans la nuit du néant; d’être surprotégée, alors qu’elle n’est entrée au carmel à quinze ans que pour Jésus et qu’elle mourra de tuberculose dans de grandes douleurs physiques et spirituelles; d’être inaccessible, alors que sa «petite voie» de la confiance et de la sainteté est pour tous; d’être trop parfaite, alors qu’elle supporte avec douceur ses imperfections et que sa faiblesse seule lui donne l’audace de s’offrir à l’amour miséricordieux; d’avoir été exaltée par ses soeurs alors qu’aucune n’aurait pu prévoir ou penser qu’elle serait canonisée un jour et que le monde se l’approprierait avec autant d’ardeur.
[début de la p. 238 du texte original]
Thérèse se révèle en toute simplicité à travers ses écrits et ses photos authentiques, qui nous sont maintenant offerts sans artifices. Simplicité et profondeur vont de pair ici. Sa «petite voie» d’émerveillement se retrouve aussi dans son écriture dépouillée qui veut rendre compte du «vrai de la vie» (A 31r). Nous pouvons la lire sans trop de difficulté, même si son époque et sa sensibilité diffèrent de la nôtre. Son langage est imagé, son style est simple, sans être simpliste. Elle écrit comme elle vit. Elle se raconte par images, presque en plans cinématographiques. Ses textes sont plus intuitifs que didactiques. Elle n’a jamais voulu faire une oeuvre, n’écrivant qu’au gré des circonstances le désir qui l’habitait, selon la demande de ses soeurs. Sa vie est son message, son existence est théologique. Il n’y a rien de systématique dans ses écrits, pas de traité spirituel, encore moins des argumentations philosophiques ou théologiques, seulement des synthèses dispersées dans près de huit cents pages de texte <note 3>.
La vie de Thérèse est traversée de bord en bord par l’amour qui se manifeste non pas dans les extases et les grandes mortifications mais dans les petites choses du quotidien, ces «riens» qui font plaisir à Jésus et font «sourire l’Église» (M 4v). Cette vie est mystique parce qu’elle est ouverte au mystère, qu’elle recherche la volonté de Dieu comme son bien le plus précieux, qu’elle veut s’unir au Christ en s’abandonnant sans crainte à son amour miséricordieux. Thérèse ne s’évade pas dans une mystique désincarnée. Au contraire, cette mystique du don et de la confiance s’enracine dans chaque petite chose du quotidien. «Ramasser une épingle par amour peut convertir une âme... c’est Jésus qui peut seul donner un tel prix à nos actions» (LT 164, OC, 497) <note 4>.
[début de la p. 239 du texte original]
Cette vie d’amour en fut une de grande souffrance, ce qui nous la rend encore plus attachante. Peut-il en être autrement lorsqu’on est hypersensible et lucide envers soi-même? Thérèse a vécu son lot de ruptures, de maladies, d’incompréhensions: mise en nourrice après sa naissance, mort de sa mère à quatre ans et demi, abandon de ses deux soeurs aînées qui entrent au carmel, étrange maladie à l’âge de dix ans, scrupules, maladie mentale de son père lorsqu’elle est carmélite, souffre du froid et des indélicatesses de ses soeurs, désert intérieur, nuit de la foi et de l’espérance, tuberculose. Pourtant, elle ne se complaît pas dans la souffrance; c’est l’amour seul qui l’intéresse. «Je veux souffrir par amour et même jouir par amour» (M 4v). Elle développe une spiritualité du sourire, à l’image de la Vierge Marie qui l’a guérie par un sourire lorsqu’elle avait dix ans. Elle se réjouit au lieu de s’affliger sur son sort, résistant contre tout ce qui détruit la joie, surtout la joie d’aimer Jésus et de le faire aimer jusque dans l’éternité. N’a-t-elle pas dit qu’elle voulait passer son ciel à faire du bien sur la terre?
Soeur Marie des Anges, son ancienne maîtresse des novices, ne s’est pas trompée lorsqu’elle trace un court portrait d’elle. Ce billet savoureux en dit assez long du travail de la grâce, du chemin parcouru en si peu d’années, - Thérèse a vingt ans -, de son équilibre qui est le signe d’une âme en santé: «Grande et forte avec un air d’enfant, un son de voix, une expression idem, voilant en elle une sagesse, une perfection, une perspicacité de cinquante ans... Mystique, comique, tout lui va... elle saura vous faire pleurer de dévotion et tout aussi bien vous faire pâmer de rire en nos récréations» (OC, 43-44).
Mystique et comique, oui, parce que tout orientée à la joie et à la beauté. C’est une femme passionnée qui va son chemin avec détermination et humour. Thérèse ressent très jeune qu’elle est née pour la gloire. Enfant, elle joue surtout à la corde à danser, jardine aux Buissonnets, court avec son chien Tom. Elle s’invente des histoires avec sa soeur Céline, va à la pêche avec son père, se passionne pour la nature (oiseaux, fleurs, mer). Au carmel, elle peint des images religieuses, écrit de nombreuses lettres, des poésies, à la demande de ses soeurs, et les manuscrits qui deviendront son Histoire d’une âme. Elle met en scène des récréations pieuses, petites pièces de théâtre à l’intention de la communauté. Elle jouera elle-même plusieurs personnages, dont sa chère Jeanne d’Arc. Durant les récréations, elle imite la parlure des gens du pays, non pour se moquer, mais pour divertir ses soeurs. Sa mystique sera toujours de s’oublier pour faire plaisir, même si elle vit à l’intérieur d’elle-même une nuit de la foi qui l’ouvre au monde des incroyants, qu’elle appelle affectueusement ses frères.
Elle découvre une «petite voie» qui lui permet, non pas de gravir la montagne de la perfection, mais de prendre l’ascenseur de l’amour que sont les bras de Jésus. Elle ne peut craindre un Dieu qui s’est fait si petit. Elle s’abandonne en Dieu comme un enfant s’endort dans les bras de son père. Il n’y a aucun mérite, aucun effort, aucun moyen extraordinaire, seulement l’abandon. La vie ordinaire devient alors le lieu de la sainteté et la souffrance l’occasion d’une visibilité possible de Dieu. La reconnaissance de sa petitesse n’est qu’un moyen pour arriver là où elle aspire: vivre d’amour en Jésus.
Thérèse n’a rien fait de spécial, sauf aimer. Elle écrit du carmel, en juillet 1890, à sa cousine Marie Guérin: «Aimer, comme notre coeur est bien fait pour cela!... Parfois je cherche un autre mot pour exprimer l’amour, mais sur la terre d’exil les paroles sont impuissantes à rendre toutes les vibrations de l’âme, aussi il faut s’en tenir à ce mot unique: Aimer!... Il n’y a qu’un être qui puisse comprendre la profondeur de ce mot: Aimer!... Il n’y a que notre Jésus qui sache nous rendre infiniment plus que nous lui donnons» (LT 109, OC, 415).
L’objet de son amour est Jésus. Elle lui parle comme à un ami. C’est lui qui aime en elle. «Jamais je ne pourrais aimer mes soeurs comme vous les aimez, si vous-même, ô mon Jésus, ne les aimiez encore en moi» (G 12v). En septembre 1896, elle s’écrie, comme si ses paroles étaient brûlées de l’intérieur: «O Jésus, mon Amour... ma Vocation, enfin je l’ai trouvée, ma Vocation c’est l’Amour!... Dans le Coeur de l’Église, ma Mère, je serai l’AMOUR... ainsi je serai tout... ainsi mon rêve sera réalisé» (M 3v). C’est la plus belle définition que Thérèse se donne d’elle-même; être l’amour. Voilà le coeur de sa vie et de son message. Elle écrit six mois avant sa mort: «Je désirerai au Ciel la même chose que sur la terre: Aimer Jésus et le faire aimer» (LT 220, OC, 576).
[début de la p. 240 du texte original]
Pour Thérèse, il n’y a pas de raisons de désespérer, même dans les angoisses et les doutes les plus tenaces: «ma folie à moi c’est d’espérer» (M 5v). Se sachant aimée de Jésus, étant «trop petite pour faire de grandes choses» (M 5 v), elle lui offre sa petitesse, sa faiblesse, son impuissance à aimer. En cela, elle a le génie de l’amoureuse qui consiste à recevoir tout l’amour qu’il y a dans le coeur du Christ. Elle lui demande sans cesse de disposer de sa liberté, uniquement pour lui faire plaisir, ainsi sa joie est complète. «Ma seule joie sur cette terre/C’est de pouvoir te réjouir» (PN 45, OC, 734).
Thérèse n’emploie pas le mot «théologie» dans ses écrits. La seule science à laquelle elle aspire est la science des saints: l’amour. «La science d’Amour, oh oui! cette parole résonne doucement à l’oreille de mon âme, je ne désire que cette science-là» (M 1r). Jean-Paul II a repris cette expression «la science de l’amour divin» dans le titre de sa lettre apostolique, Divini amoris scientia, pour la proclamation du doctorat de Thérèse, le 19 octobre 1997. Le pape montre que «Thérèse est une Maîtresse pour notre temps assoiffé de paroles vivantes et essentielles, de témoignages héroïques et crédibles» (l’Osservatore Romano, no 42, 21 octobre 1997, p. 5).
Cet amour est contagieux. Il a un nom: «Que me fait la mort ou la vie? / Jésus, ma joie, c’est de t’aimer!» (PN 45, OC, 734). Il a aussi un visage: «Ta Face est ma seule Patrie / Elle est mon Royaume d’amour / Elle est ma riante prairie» (PN 20, OC, 684). La dernière strophe annonce sa mission posthume, conduire les coeurs à Jésus: «Ta Face est ma seule richesse / Je ne demande rien de plus / En elle me cachant sans cesse / Je te ressemblerai, Jésus... / Laisse en moi la Divine empreinte / De tes Traits remplis de douceurs / Et bientôt, je deviendrai sainte / Vers toi j’attirerai les coeurs» (PN 20, OC, 685).
Cet amour s’abaisse pour mieux élever les autres, à la manière du Dieu fait homme qui mendie notre «oui». C’est un amour émerveillé qui ne cherche que la vérité, un amour qui fait sans effort ce qui demande de l’effort, un amour qui voit la vie comme un acte et une oeuvre d’amour, un amour qui rend libre et ouvre les tombeaux sur un horizon de résurrection. Une parole de Jean de la Croix, développée dans son Cantique spirituel, lui sert de devise: «L’Amour ne se paie que par l’Amour» (A 85v).
La science d’amour se vérifie au creuset de la souffrance, où les preuves tombent comme des mouches dans le brasier de l’épreuve. La prière devient union transformante au plus creux d’une nuit du néant: «Je demande à Jésus de m’attirer dans les flammes de son amour, de m’unir si étroitement à Lui, qu’Il vive et agisse en moi» (G 36r). Or, le Jésus de Thérèse n’est pas seulement l’enfant de la crèche, mais aussi le crucifié du Calvaire. Ce Christ qui sauve et qui s’abandonne au Père, elle le porte dans son nom de religieuse: Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte Face.
L’amour du Christ est un feu dévorant qui va consumer les dix-huit derniers mois de sa vie, la configurant au grand cri qui s’amplifie depuis tant de siècles: «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné»? Face au pseudo silence de Dieu, elle répète avec Jésus: «Père, je remets mon âme entre tes mains». Elle s’avance dans un sombre tunnel où d’épais brouillards lui voilent le ciel. «Aux jours si joyeux du temps pascal, Jésus m’a fait sentir qu’il y a véritablement des âmes qui n’ont pas la foi... Il permit que mon âme fût envahie des plus épaisses ténèbres et que la pensée du Ciel si douce pour moi ne soit plus qu’un sujet de combat et de tourment» (G 5v). Elle chante ce qu’elle veut croire, car elle ne sent plus rien. Elle écrit le credo avec son sang et le met dans l’Évangile qu’elle porte toujours sur elle. Elle restera fidèle jusqu’à la fin, joyeuse de souffrir par amour avec ce Christ qui se cache, fixant «l’invisible lumière qui se dérobe à sa foi» (M 5r).
Thérèse comprend par expérience que l’amour infini du Dieu Père, Fils et Esprit se complaît surtout dans ce qui est petit, faible, délaissé, éprouvé. Sa voie est marquée par cette présence en elle de l’amour trinitaire. Elle sait que la plus grande joie que l’on peut faire à Dieu-Trinité est de se laisser aimer par lui, puisqu’il n’est qu’Amour, relation de personne à personne, et que c’est dans la nature même de l’amour de se donner et d’être reçu, de se répandre et de rayonner.
La mort précoce de Thérèse, ses écrits largement diffusés, sa petite voie de sainteté, ses nombreux prodiges après sa mort, l’ont rendue célèbre. Mais cela n’explique pas tout son succès depuis un siècle. Il y a certes un peu de l’humour de Dieu qui bouleverse nos façons,
[début de la p. 241 du texte original]
parfois trop adultes, de penser la spiritualité et la théologie. «Ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages; ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre ce qui est fort» (1 Co 1, 27). Thérèse aimait beaucoup cette parole de saint Paul. Le 1er novembre 1896, elle confie à l’abbé Roulland que le Seigneur l’a choisie pour partager ses travaux apostoliques, car il «se sert des instruments les plus faibles pour opérer des merveilles» (LT 201, OC, 558).
Pie XI affirmait, le 11 février 1923, que Thérèse était une «parole de Dieu» pour notre temps. Le 19 octobre 1997, Jean-Paul II disait qu’elle était devenue une «icône vivante de Dieu». N’est-elle pas tout simplement l’amour, à la suite de Jésus? Sa vie, qui est son message, rejoint ce qu’il y a de plus essentiel en l’être humain: l’amour. Elle répond à cette aspiration fondamentale qu’est le désir d’aimer. Imprévisible comme l’Esprit Saint, elle touche aux besoins secrets de nos sociétés. Aussi, des gens de toutes les conditions et de tous les pays se reconnaissent spontanément en elle. On la perçoit comme vivante, proche, présente, agissante. Elle est l’une des nôtres, celle qui nous rapproche du Dieu d’amour, et qui vient combler notre besoin de fête, d’harmonie, d’éternité. Mais il y a aussi d’autres raisons qui peuvent expliquer son attraction, que ces quelques mots veulent aborder.
L’authenticité. Sa vie toute simple est criante d’authenticité. C’est ce qui frappe lorsqu’on lit ses textes; ça sonne juste, malgré le décalage d’un siècle. On pressent que c’est vrai. Nous sommes en face d’un témoin qui parle d’expérience avec une grande liberté. Sa parole est vraie; elle libère. Personne ne peut faire l’expérience à la place de l’autre. Cela ne s’achète pas. Si Thérèse est tellement appréciée, comme bien des mystiques, c’est parce qu’elle témoigne de son expérience. Ce qu’elle raconte, elle l’a vécue. «Je comprends et je sais par expérience que le Royaume de Dieu est au-dedans de nous» (A 83v).
L’enfance. Thérèse a su garder son âme d’enfant tout au long de sa vie brève mais si dense. C’est ce qui charme le plus chez elle, cette sorte de fraîcheur d’être, d’énergie dans l’action, de pureté dans le regard, de sourire dans la vie, d’émerveillement face au moment présent. Elle reste neuve et intacte devant la vie qui comporte son lot de souffrances. On dirait qu’elle est toujours prête à s’envoler. En ces temps si sérieux et tourmentés, où des jeunes et des adultes aigris s’inquiètent de l’avenir, Thérèse propose l’antidote de l’enfance, «rien que pour aujourd’hui» (PN 5, OC, 645).
La simplicité. Cela va de pair avec l’enfance. Tout est si simple avec elle. Il s’agit d’accueillir l’instant comme un don. «La vie c’est un trésor... chaque instant c’est une éternité» (LT 96, OC, 399). Sa petite voie est simple, donc profonde. En l’empruntant, on a l’impression d’être compris, accueilli, aimé. La petitesse de Thérèse est sa grandeur. Elle n’a rien à prouver à personne et ne cherche pas à épater la galerie. Cela est très reposant de nos jours où l’on doit sans cesse faire ses preuves, où l’on mise tellement sur la performance, la compétition, la consommation, la vitesse.
La confiance. Thérèse déjoue le scepticisme et le relativisme de ce siècle médiatisé en lançant la liberté sur les routes de la confiance. Son pas est léger, car elle est l’amour en route. Sa grandeur réside dans l’acceptation de sa finitude, de ses limites. Dans ce monde en proie à tant de peurs et de suspicions, elle ne cesse de nous exhorter à tout miser sur la confiance en soi, en les autres et en Dieu. «C’est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l’Amour» (LT 197, OC, 553).
L’espérance. Solidaire de notre humanité, Thérèse insuffle une joyeuse espérance là où il y a toutes les raisons de s’affliger. Sa mission pour ce nouveau siècle en sera une d’espérance. Mais espérance en quoi? En la miséricorde divine. C’est ce qui plaît à Dieu: «l’espérance aveugle que j’ai en sa miséricorde» (LT 197, OC, 552). En cette quête de sens de tant de nos contemporains, elle ajoute: «Plus on est faible, sans désirs, ni vertus, plus on est propre aux opérations de cet Amour consumant et transformant» (LT 197, OC, 552).
[début de la p. 242 du texte original]
L’abandon. Mot-clef de Thérèse, bien avant les psychologues qui parlent de lâcher prise. C’est sa loi, son pain, sa façon d’être, son style de vie. C’est cohérent avec ce qu’elle est et ce qu’elle vit au plus intime de l’être. Son abandon, c’est de tout jeter dans le brasier de l’amour miséricordieux, surtout les imperfections. Elle en a fait un poème, en bonne chansonnière qu’elle est: «L’abandon est le fruit délicieux de l’Amour» (PN 52, OC, 745). Et aimer pour elle, «c’est tout donner et se donner soi-même» (PN 54, OC, 755).
La miséricorde. C’est le nom de l’amour qui s’abaisse pour nous élever. C’est Dieu qui prend plaisir à pardonner. La vocation de la petite Thérèse était de nous le montrer par sa vie. «À moi il a donné sa miséricorde infinie et c’est à travers elle que je contemple et adore les autres perfections divines... Alors toutes m’apparaissent rayonnantes d’amour, la Justice même (et peut-être encore plus que toute autre) me semble revêtue d’amour» (A 83v). Thérèse est près de nous, car elle voit Dieu proche de nous dans sa miséricorde. Elle nous invite à résister au mal par cette faculté de s’abandonner en toute confiance en l’amour gratuit de Dieu Père, Fils et Esprit.
Jésus. La liste des mots thérésiens pourrait s’allonger, mais je garde ce nom pour la fin. Jésus, qui résume tout ce qui a été dit précédemment. Jésus, son ciel à elle, le Verbe fait chair, qui l’inspire à ne rien faire d’extraordinaire, mais à tout faire par amour dans l’ordinaire des jours. Jésus, le Fils de Dieu, qui la fait sortir d’elle-même pour qu’elle devienne un peu plus lui. Jésus, qui lui donne sa soif des pécheurs, ses frères. Jésus, son chemin de bonheur, son feu de joie, son amour jusqu’à en mourir. «Toi seul, ô Jésus! pus contenter une âme/Qui jusqu’à l’infini avait besoin d’aimer» (PN 53, OC, 749).
Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte Face, la grande amoureuse de Jésus, ouverte à l’inattendu de l’Esprit, nous a précédés dans la vie. Elle écrivait à l’abbé Bellière le 9 juin 1897: «je ne meurs pas, j’entre dans la vie et tout ce que je ne puis vous dire ici-bas, je vous le ferai comprendre du haut des Cieux» (LT 244, OC, 601). Elle n’a pas fini de rayonner et de nous faire connaître le Christ. Cette prière de Jésus, reprise à l’Évangile de la messe de Thérèse du 1er octobre, prend ici tout son sens: «Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange: ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits» (Mt 11, 25).
Avec Jésus et Thérèse, chacun est aiméJacques Gauthier Chacun est plus beau que ce qu’il voit, Chacun est créé à l’image de Dieu, Chacun est un enfant prodigue |
<Note 1> Sur l’histoire de ce livre et de ses nombreuses éditions, lire l’explication stimulante de Conrad De Meester dans sa nouvelle édition critique de l’Histoire d’une âme de Sainte Thérèse de Lisieux, Carmel-Edit, 1999, p. 11-53.
<Note 2> A 35r signifie le manuscrit A, recto du folio 35, tandis que v est le verso du folio. Nous avons choisi l’édition critique des écrits autobiographiques de Thérèse, selon la disposition originale des autographes, telle qu’établie par Conrad De Meester dans son livre Histoire d’une âme de Sainte Thérèse de Lisieux, Carmel-Edit, 1999. Les lettres renvoient aux destinataires des manuscrits, selon cet ordre qui respecte mieux l’intention de Thérèse et de ses soeurs: Manuscrit A (Agnès), Manuscrit G (Gonzague), Manuscrit M (Marie). Les mots en italiques sont ceux qui sont soulignés par Thérèse.
<Note 3> Je développe brièvement dans la deuxième partie de mon livre, Thérèse de l’Enfant-Jésus, docteur de l’Église, (Anne Sigier, 1997), cinq points de sa théologie qui est une pratique de l’amour: une théologie spirituelle, pratique, narrative, existentielle, espérante. (p. 101-147). Voir aussi Toi, l’amour. Thérèse de Lisieux, (Anne Sigier, 1997) qui est une longue lettre écrite à la deuxième personne que j’adresse à Thérèse.
<Note 4> Les abréviations OC et le chiffre après chaque référence renvoient à la page des Oeuvres complètes. Thérèse de Lisieux, Paris, Cerf-DDB, 1992, (éd. 1996), 1600 p. Les sigles utilisés renvoient aux oeuvres de Thérèse en référence à l’édition des Oeuvres complètes, à l’exception des manuscrits autobiographiques. Les mots en italiques sont ceux qui sont soulignés par Thérèse.