Sans-logis le 1er juillet: improvisation et laisser-aller

PAR JEAN-SÉBASTIEN MARSAN

Le cauchemar n'a pas fini le 1er juillet 2001. Appauvrissement des ménages, pénurie de logements et construction de condos de luxe, désengagement de l'État: les familles ne trouvent plus à se loger.

LONGUEUIL, AOÛT 2001 - Louise Vigneault, trois enfants, enceinte, diabétique et assistée sociale. Elle séjourne depuis la mi-juillet dans un centre d'hébergement pour femmes de Longueuil. Elle n'a pas été victime de violence ou de harcèlement: c'est la crise du logement, à Montréal.

Sans logis depuis le 1er juillet, Louise Vigneault a besoin d'un cinq et demi. Qu'elle a peu de chances de dénicher. En mars, à Pierrefonds, Mme Vigneault a amorcé sa chasse au locateur. «Les loyers sont élevés et beaucoup de propriétaires n'aiment pas les grandes familles. Au mois de juin, c'était la panique, je n'avais nulle part où aller», confiait-elle à Recto Verso, début juillet. «Une voisine m'a hébergée, j'ai continué à faire des démarches». Puis elle a dû déménager.

Louise Vigneault avait pris soin de faire entreposer ses meubles à Pierrefonds. Le 30 juin, elle se présente à l'Office municipal d'habitation de Montréal (OMHM), qui coordonne une mesure d'urgence sur l'île de Montréal. Le gouvernement du Québec a injecté 3,5 M $ additionnels dans le Programme de supplément au loyer. La subvention couvre jusqu'à 75% des coûts d'un logement privé et réserve 500 nouveaux logements à ceux qui n'avaient pas de toit le 1er juillet (200 pour la ville de Montréal, 100 dans la périphérie, 100 pour Québec, 40 pour l'Outaouais et 60 pour d'autres villes de la province).

L'OMHM a offert à Louise Vigneault et à ses enfants de dormir au YMCA. Elle a refusé: «J'ai des animaux, je ne peux pas les traîner avec moi et c'est dur de s'en débarrasser». La famille s'installe donc avec ses chats chez une amie, cardiaque, âgée de 63 ans, qui vit seule dans un trois et demi d'un HLM de Montréal-Nord.

Le 10 juillet, toujours pas de nouvelles de l'OMHM. Louise Vigneault visite quelques logements qu'elle débusque elle-même, sans succès. Tous les propriétaires, lorsqu'ils apprennent qu'elle est assistée sociale, refusent de signer un bail.

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Le 4 juillet, rue Jeanne-D'Arc, à Montréal, l'entrepôt de l'Armée du salut abrite les biens de 24 familles sans logis.

La cohabitation dans le HLM devient difficile. Une dispute éclate, Louise et ses enfants doivent partir. Elle refuse un logement, trop petit, offert par l'OMHM. À bout de ressources, elle frappe à la porte d'un centre pour femmes en difficultés. «Je

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n'ai pas eu le choix, je me retrouvais à la rue avec mes enfants».

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1er juillet 2001, fin du bail: Annie, accompagnée de ses deux enfants, quitte l'Office municipal d'habitation de Montréal, où elle est venue s'inscrire sur une liste de cas urgents de ménages sans-logis.

La crise perdure

L'épisode du 1er juillet 2001, avec ses familles à la rue et ses mesures d'urgence, nous semble loin. Pourtant la pénurie de logements est désormais permanente à Montréal et ailleurs au Québec. Elle touche les personnes défavorisées ou à faible revenu, les familles nombreuses, les minorités visibles.

«Il y a des étudiants qui se cherchent un appartement au mois d'août, ça va augmenter la demande. Mais il n'y aura pas plus d'offre, soutient Denis Villeneuve, de Projet Genèse, à Côte-des-Neiges. Beaucoup d'immigrants arrivent à Montréal pendant l'été. La crise du logement n'est pas terminée».

Il faut remonter aux années 1930 et 1940 pour retrouver une crise de cette ampleur. À l'époque, la Dépression, puis le rationnement des matériaux de construction à cause de l'effort de guerre avaient provoqué une importante disette de logements et l'inflation dans les loyers.

Le squat de la maison Louis-Hippolyte-Lafontaine, sur la rue Overdale, au centre-ville de Montréal, a clos le mois de juillet sur une note anarcho-policière. Un événement sans précédent depuis les années 1980, qui a ramené la crise du logement dans l'actualité - les occupants ne manquaient pas l'occasion de rappeler le triste sort des échaudés du 1er juillet. Le Centre Préfontaine, offert par la Ville aux manifestants, a fait des jaloux chez les mal logés...

Discrimination

À l'Office municipal d'habitation de Montréal (OMHM), le 1er juillet 2001, un coup d'oeil suffisait pour constater que la plupart des locataires échaudés étaient des Noirs! La discrimination envers les familles nombreuses (lire: plus d'un enfant) est aussi monnaie courante. Le nombre de plaintes à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse a doublé en un an (107 entre le 1er janvier et le 26 juin 2001, contre 56 à la même période l'an dernier). Motifs par ordre d'importance: famille nombreuse, condition sociale (chômeurs, assistés sociaux), origine ethnique).

Bilan de la crise, par l'OMHM, au 13 juillet: sur 394 ménages sans logis, 30 étaient inadmissibles à l'aide, 40 se sont relogés eux-mêmes, 13 n'ont pu être rejoints, 35 ont été référés aux OMH de l'île de Montréal, 80 ont refusé un logement que l'Office considérait acceptable, 196 ont pu louer un logement subventionné. (J.-S.M.)

Montréal n'est pas la seule ville où la crise continuera à sévir. Début août, un couple de Gatineau, avec un de ses quatre enfants, sinistrés du 1er juillet, a campé pendant une dizaine de jours dans l'île Kettle, un terrain inhabité sur la rivière des Outaouais!

«Toutes proportions gardées, la crise du logement dans l'Outaouais est pire qu'à Montréal. Le taux de vacance des logements y est inférieur», affirme François Roy, coordonnateur du Comité logemen'occupe à Hull. Mi-août, il observe que, «de façon quotidienne, depuis le 1er juillet, on est aux prises avec des dizaines d'appels par jour de familles qui ont de la difficulté à se trouver un logement». Les premiers appels de détresse au Comité remontent à septembre 2000, soutient M. Roy.

Prévisible

«Cette crise-là était prévisible, s'indigne François Saillant, du Front d'action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) qui représente près de 80 organismes dans toute la province. La Ville de Montréal

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aurait dû sonner l'alarme, juge-t-il. Ce n'est pas normal que les groupes communautaires aient dû le faire. Tous les gouvernements sont coupables de ne pas avoir agi rapidement. Ce qui a évité le pire, à Montréal, c'est le dévouement des employés de l'Office municipal d'habitation».

«Pour moi, ce n'était pas une crise», réplique Normand Daoust, directeur général de l'OMHM. Une «situation d'urgence», préfère-t-il dire. «S'il y avait eu 1000, 2000 ou 3000 ménages [sans logis], on aurait été en situation de crise, soutient-il. Avec 400 ménages qui se sont adressés à nous et 200 ménages qu'on a eu à loger, c'est sûr que ce n'était pas agréable pour les gens de ne pas avoir de logement, mais nous avons gardé le contrôle en tout temps».

À la source de cette situation inédite, une économie qui tournait à plein régime. En 2000, le taux de chômage officiel dans la région de Montréal est descendu à 9,5%, le plus bas des 10 dernières années, et à 8% dans l'ensemble de la province, le plus faible depuis 1976. Qui dit création d'emplois dit formation de nouveaux ménages.

«Entre 1997 et 2000, il s'est créé 40.000 nouveaux ménages par année au Québec. En moyenne, pendant ces années-là, on a eu 25.000 mises en chantier, aussi bien des propriétés que du locatif et des condos», explique Hubert de Nicolini, à la Direction du développement des programmes de la Société d'habitation du Québec (SHQ).

Une migration de ménages des régions vers Montréal et, à moindre échelle, le retour au centre-ville de banlieusards ont aussi grevé le taux de logements vacants. Les proprios augmentent le prix des loyers du simple fait de la rareté (l'inflation et les taux d'intérêts, sous contrôle, influencent peu le prix des loyers). Résultat: la pénurie de logements atteint des records. Avec seulement 7000 logements inoccupés en octobre dernier, la ville de Montréal a vu son taux d'inoccupation atteindre le plancher de 1985.

TAUX D'INOCCUPATION, OCTOBRE 2000

Montréal:
  Région métropolitaine 1,5 %
Ville de Montréal 1,4%
Quartiers de Montréal:
  Saint-Henri/Pointe-Saint-Charles 2,9%
Centre-ville 1,1%
Côte-des-Neiges/Mont-Royal/Outremont 0,9%
Plateau Mont-royal 0,8%
Ailleurs au Québec:
  Alma 1,8%
Drummondville 1,8%
Québec 1,6%
Hull 1,4%
Laval 1%
En Ontario:
  Toronto 0,6%
Ottawa 0,2%
Taux d'équilibre entre l'offre et la demande de logements 3%
Taux d'inoccupation à Montréal en 1992-1993 environ 7,5%
Source: Enquête annuelle de la Société canadienne d'hypothèques et de logement.

Une crise aux multiples visages

Au Québec, le nombre de ménages locataires engloutissant plus de la moitié de leur revenu en loyer est passé de 194.225, au recensement de 1991, à 273.825, en 1996 (dernier recensement disponible), une croissance de 41%! Selon les normes gouvernementales, un ménage qui consacre plus de 30% de ses revenus au loyer requiert une aide pour le logement.

Le recouvrement de loyers et la résiliation de baux demeurent les causes les plus entendues à la Régie du logement, avec 35.000 cas en 1999-2000. En filigrane des événements de juillet se profile ainsi un appauvrissement des locataires. Le 1er juillet, la pénurie de logements locatifs est la goutte qui a fait déborder un vase plein à ras bord depuis des années.

«Il faut distinguer deux problématiques complètement différentes: la pénurie de logements en général et la pénurie de logements à caractère social», analyse Jean-François Bertrand, directeur général adjoint de la Société d'habitation et de développement de Montréal (gestionnaire d'environ 5600 logements subventionnés à Montréal).

Au Québec, le logement social, c'est 65.000 habitations à loyer modique (HLM), 22.000 unités en coopératives d'habitation et 25.000 gérées par des organismes sans but lucratif. Jean-François Bertrand ne croit pas que le manque de logements privés soit si aigu. «La preuve, c'est que plusieurs propriétaires privés se sont manifestés, le 1er juillet, pour offrir des logements», argumente-t-il. La pénurie de logements sociaux, elle, sévit depuis 1994. À cette date, le gouvernement fédéral progressiste-conservateur de Brian Mulroney s'est retiré du financement de nouveaux HLM. Pour combattre le déficit budgétaire, vous l'aurez deviné.

Cette démission du principal bailleur de fonds pour le logement social, dernier chapitre d'une longue série de compressions amorcées en 1978, aurait coûté environ 50.000 logements au Québec, selon le FRAPRU. Le fédéral, par la Société

[début de la p. 39 du texte original]

canadienne d'hypothèques et de logement (SCHL), se contente aujourd'hui d'entretenir les logements sociaux bâtis avant 1994 et de subventionner quelques logements pour des clientèles très ciblées (pour les Autochtones dans les réserves, par exemple).

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Le 27 juillet, une cinquantaine de squatters mobilisés par le Comité des sans-emploi de Montréal-Centre occupent la maison Louis-Hippolyte-Lafontaine, au centre-ville de Montréal. En pleine période estivale, l'initiative relance l'intérêt pour les questions de logement.

Depuis sept ans, seuls le Québec et la Colombie-Britannique réinvestissent dans le logement social. Le programme le plus connu de la SHQ, AccèsLogis, lancé en 1997, a mis en chantier 1325 logements sociaux par année pendant cinq ans. Il est destiné aux coopératives d'habitation et aux organismes sans but lucratif qui offrent des logements à des ménages à faible revenu, à des personnes âgées en perte légère d'autonomie ou à des gens en difficulté ayant des besoins particuliers de logement.

Ce programme ne comble pas tous les besoins des ménages. Il faut comparer ces 1325 unités par année avec le rythme de construction des années 1980 (de 6670 logements en 1982 à 4794 en 1989). Les municipalités doivent assumer le tiers de la facture des logements estampillés AccèsLogis, mais elles ne sont pas obligées de participer au programme. Plusieurs agglomérations, affligées du syndrome «pas dans ma cour», refusent les logements sociaux. Une situation appelée à changer dans les nouvelles villes fusionnées.

La SHQ est responsable du Programme de supplément au loyer pour les personnes à faible revenu, celui-là même qui, bonifié de 3,5 M $ le 28 juin par la ministre Louise Harel, a comblé une partie des besoins des sans-logis du 1er juillet. Il s'agit de logements du marché locatif privé ou de coopératives sans but lucratif. La subvention permet aux locataires de ne consacrer au loyer que 25% de leur revenu (calculé pour l'année civile précédant la signature du bail), comme dans un HLM. À part les bénéficiaires de la mesure d'urgence du 1er juillet, le Programme de supplément au loyer vient en aide à 2875 ménages sur l'île de Montréal. La SHQ offre aussi, aux familles avec enfants et aux personnes âgées, une allocation-logement de 60 $ par mois en moyenne. Environ 70.000 familles québécoises la reçoivent.

Nous sommes loin des 8000 nouveaux logements sociaux par année revendiqués par le FRAPRU. La SHQ elle-même estimait, en 1997, que 200.000 ménages défavorisés ne recevaient aucune aide pour se loger.

Pendant ce temps, les promoteurs privés ne se tournent pas les pouces. Les mises en chantier de logements locatifs au Québec ont considérablement augmenté au début de 2001. À Montréal, Québec et Hull, le nombre de mises en chantier (5695 unités) a crû de 14,2 % dans les quatre premiers mois de 2001 par rapport à 2000, indique la SHQ.

Tandis que les chantiers de maisons individuelles stagnaient, ceux des logements locatifs et des copropriétés marquaient une croissance. Selon la Société, «il faut retourner à 1994 pour retrouver des performances supérieures».

Selon les projections de la Société centrale d'hypothèque et de logement (SCHL), 26.400 logements seront mis en chantier au Québec en 2001 et 26.500 en 2002, comparativement à 24.695 en 2000.

Encore faut-il que ces logements soient suffisamment spacieux et peu chers. Par exemple, le Complexe résidentiel Faubourg Saint-Laurent, à Montréal, proposera 436 logements neufs sur le boulevard René-Lévesque (à l'intersection de la rue Hôtel-de-Ville): que des studios, des trois ou des quatre pièces, entre 600 $ et 1200 $...

Pour les promoteurs, il est plus

[début de la p. 40 du texte original]

rentable de construire des condos vendus à fort prix et des trois pièces luxueux que des logements abordables, car les loyers demeurent peu élevés. À Montréal, la réglementation municipale permet, sous certaines conditions, de transformer un logement locatif en condominium.

Le 3 juillet, le ministre fédéral responsable de l'habitation, Alfonso Gagliano, sous le feu nourri des groupes de pression, a promis de débloquer 161 millions $ en quatre ans au Québec dans le cadre d'un programme national de construction de «logements abordables». Ce programme, annoncé lors de la dernière campagne électorale et qui n'entrera en vigueur qu'avec l'aval des provinces, subventionnera jusqu'à 20% de la construction de logements locatifs privés pour des ménages dont le revenu annuel varie entre 25.000 $ et 41.000 $.

«On calcule que les subventions fédérales vont baisser de 100 $ par mois le coût d'un logement locatif», indique François Saillant. Puisqu'il s'agit de subventionner du locatif plutôt dispendieux, à 700 ou 800 $ par mois, «ça ne règle rien», tranche le coordonnateur du FRAPRU, pour qui la priorité des priorités demeure la construction rapide de logements sociaux.

Certains voient d'un mauvais oeil que toutes les interventions à venir des gouvernements soient canalisées vers le logement social. Les HLM n'éliminent pas la pauvreté d'un coup de baguette magique, ils ne font que permettre aux locataires de consacrer moins d'argent au loyer. Des locataires privés de mobilité, dépendants et déresponsabilisés, parfois enfermés dans de véritables ghettos. «La solution ne passe pas par là, croit Daniel Gill, professeur à l'Institut d'urbanisme de l'Université de Montréal. À Montréal, les logements ne sont pas dispendieux quand on les compare à ceux d'autres villes canadiennes, signale l'universitaire. Les ménages qui dépensent plus de 50% pour se loger, ce sont des ménages qui gagnent moins de 20.000 $ par année. Tant qu'il y aura autant de ménages pauvres, il y aura des problèmes d'abordabilité [sic] au logement. Les subventions devraient être données directement aux ménages, qui auraient la liberté de se loger n'importe où».

À la conférence de London (Ontario), qui rassemblait, à la mi-août, les ministres provinciaux de l'habitation, Québec s'est engagé à fournir davantage de logements sociaux aux familles à faible revenu, sous réserve qu'Ottawa autorise l'utilisation à cette fin des fonds de son programme de logements abordables.

Le programme AccèsLogis s'achève en 2001 et le plan d'action en matière d'habitation du gouvernement péquiste se termine en 2002. Selon tous les intervenants, sans un coup de barre immédiat dans le domaine du logement, les laissés pour compte du 1er juillet 2001 risquent de revivre le même cauchemar en 2002, 2003...

Où s'adresser?

- Le Comité logement de votre quartier o u de votre municipalité

- Le FRAPRU: (514) 522-1010; Sur Internet: www.frapru.qc.ca.

- Les programmes de la Société d'habitation du Québec: 1-800-461-4315.