Emploi: les fausses promesses

PAR JEAN-SÉBASTIEN MARSAN

La balloune du travail autonome s'est dégonflée. L'emploi salarié fait un retour en force. Les patrons en ont profité pour se délester des charges sociales. Qui ramassera les pots cassés?

Retournons dix ans en arrière, en 1991. Le Québec s'enfonce dans la plus sévère récession économique depuis les années 1930. Dans la panique, chacun-e sauve sa peau. Un mode de vie devenu marginal refait surface: le travail autonome. Aujourd'hui, il retourne dans l'ombre.

La province comptera un million de travailleurs autonomes en l'an 2000, soutenait-on dans les années 1990. Le recensement de 1991 en dénombrait 290.000, en comptant, hors du secteur agricole, les entreprises en société et les employeurs.

Les initiatives se multiplient, ces années-là, pour aider les autonomes en puissance. Tout un discours encourage l'engouement pour le travail en solo: nous vivrons bientôt dans une société «désalarisée» «d'entreprises individuelles ambitieuses et compétitives», prédisent les universitaires, les ministères à vocation économique, le milieu des affaires et les professionnels-les de la croissance personnelle (notez, au passage, qu'à l'exception des consultants-es, tous ces «spécialistes» sont des... salariés!).

Au tableau de bord des observateurs-rices, les feux d'urgence s'allument en 1993. Soixante pour cent des autonomes empochent moins de 20.000 $ par année, révèle le ministère du Travail du Québec. Comparativement aux salariés-es réguliers et aux employeurs, les autonomes affichent

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le taux de travail à temps plein le plus faible, montrent les recensements de 1991 et de 1996. Seule consolation, ils paient moins d'impôts que les salariés-es.

Avec pour seules protections le Code civil et le droit commercial, sans autre rapport de force dans la négociation que leur rareté dans leur branche, les affranchis du salariat permettent aux donneurs d'ouvrage de contourner le droit du travail et d'empêcher la syndicalisation. Quand les mêmes pourvoyeurs de contrat n'obligent pas carrément des salariés-es à se convertir en autonomes pour sous-contracter leur propre emploi. Développement des ressources humaines Canada confirmait, en 1998, «que les pratiques des employeurs, notamment la rationalisation des effectifs et la sous-traitance, sont les principaux facteurs qui expliquent l'augmentation du travail autonome».

Depuis 1997, l'emploi salarié reprend du poil de la bête. En décembre 2000, le taux officiel de chômage a fondu à près de 8 %, du jamais vu depuis 1976. Les travailleurs-ses indépendants se font plus rares et les chantres du travail autonome, plus discrets. Oublié, le million de travailleurs-ses autonomes prédis pour l'an 2000.

Après une décennie de promotion du travail indépendant, à la pige, en sous-traitance, le phénomène montre son vrai visage: une réaction de survie face à la pénurie d'emplois. En 1996, le Québec ne comptait que 5000 emplois de plus qu'en 1990, tandis que la population en âge de travailler avait cru de 200.000 personnes. Qu'est-il advenu du travail autonome, «changement structurel» en train «de bouleverser le marché traditionnel du travail», comme le clamait, en 1997, la ministre d'État de l'Emploi et de la Solidarité Louise Harel?

Ce qu'il en reste de structurant, c'est la pauvreté et surtout la faible protection sociale des autonomes: interdits d'assurance-emploi et de congés payés, ils doivent cotiser à d'onéreuses assurances privées ou se contenter de l'aide sociale en cas d'invalidité ou de faillite. Simples pions sur l'échiquier du libéralisme économique, nombre d'autonomes forment une réserve de cheap labor pour des donneurs d'ouvrage qui placent leurs fournisseurs en situation de concurrence et bénéficient, en toute légalité, des avantages du travail au noir.

«Devenez votre propre patron», qu'ils disaient...


NTIC: Nouvelles technologies de l'information et de la communication: les illusions perdues

PAR JEAN-SÉBASTIEN MARSAN

Devinette: quel secteur d'activité très in offre d'excellents taux de placement, des salaires et une mobilité élevés, des options d'achat (à prix d'aubaine) sur les actions de la compagnie? ... mais zéro syndicalisation, le cumul des tâches et du temps supplémentaire obligatoire, le viol systématique du droit d'auteur-e et toute la gamme des maladies musculo-squelettiques en «ite» dues aux mouvements répétitifs au clavier et sur la souris d'ordinateur?

Vous y êtes? Bienvenue dans l'univers des NTIC (nouvelles technologies de l'information et de la communication): télécommunication, Internet, multimédia, jeux vidéo, elles sont in, les NTIC. Certes, mais les conditions de travail, elles, ne sont pas très in.

Les salaires font rapidement oublier la dette d'études pour la formation universitaire requise la plupart du temps. Dans le multimédia, les gestionnaires de projets, les plus choyés, empochent en moyenne 58.000 $ par année. Au bas de l'échelle, un-e infographiste débutant s'attend à gagner plus de 26.000 $, selon L'enquête salariale 2000 du Centre de promotion du logiciel québécois et de TechnoCompétences (le nom sexy du Comité sectoriel de main-d'oeuvre en technologies de l'information et des communications).

Les employeurs se plaignent constamment de la pénurie de main-d'oeuvre qualifiée, de programmeurs-ses-analystes, d'administrateurs-rices de réseaux et bases de données, de gestionnaires de projets et de rédacteurs-rices techniques. Ces professionnels-les changent de job au moindre caprice. Ils tiennent le gros bout du bâton. Or l'enquête de TechnoCompétences révèle que seulement 25 % des entreprises possèdent un-e responsable des ressources humaines. Cela trahit toute une vision à court terme de la part des employeurs.

La réalité des travailleurs-euses des NTIC n'émerge que sporadiquement, par des sursauts de protestation. En décembre 1998, des employés-es en colère de la multinationale française du jeu vidéo Ubi Soft, y compris à la division montréalaise, dénoncent leurs conditions de travail plus que discutables dans un site Web, Ubi Free (www.multimania.com/ubifree/). L'employeur, surpris, accepte de négocier. Satisfaits, les salariés-es, le 31 mars 1999, abandonnent leur site-défouloir, qualifié bien à tort de «syndicat virtuel».

Un tel pouvoir de négociation, les journalistes en rêvent depuis des années. En avril 1999, la Confédération des syndicats nationaux (CSN) met en demeure l'entreprise de diffusion Internet d'articles de presse CEDROM-SNi et 14 publications québécoises de négocier avec l'Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ) les droits d'utilisation des articles sur support électronique. Ignorant la mise en demeure, les éditeurs et CEDROM-SNi se méritent une requête en recours collectif de 30 M $ devant la Cour supérieure du Québec.

[début de la p. 31 du texte original]

À l'automne 1998, l'Association des producteurs en multimédia du Québec (APMQ) demande à être exclue de la Loi sur le statut de l'artiste, arguant qu'elle ne convient pas aux créateurs-rices du multimédia. La loi oblige les producteurs-rices à prélever des cotisations à la source sur la rémunération des pigistes. Quelques professionnels-les du multimédia, notamment les réalisateurs-rices, s'inquiètent: comment valoriser des créateurs-rices ravalés au rang de «gestionnaires de projets» ou autres postes aux descriptions de tâches sibyllines?

En mars 2000, Berry Farah, un enseignant et un consultant en multimédia de Montréal, tente de créer l'Association des travailleurs en multimédia du Québec (ATMQ). La première réunion de l'organisme, peu encourageante... sera la dernière. Pourtant, le site de l'ATMQ(www.alternatives.ca/atmq/) attire l'attention des quotidiens français Libération et Le Monde ainsi que de la télévision suisse!

Fin juin 2000, peu avant que Quebecor ne s'offre le câblodistributeur Vidéotron et le réseau TVA pour créer l'empire Quebecor Média, les employés-es de son cybermédia Canoë déposent une requête en accréditation, à l'invitation du Syndicat des travailleurs de l'information du Journal de Montréal (publication-phare de Quebecor).

Coïncidence, le réseau des nouveaux médias de Quebecor subit une vague de mises à pied le 15 août. Au moment d'écrire ces lignes (mars 2001), les responsables de Canoë, accusés de congédiements liés à des activités syndicales, comparaissent au Bureau du commissaire du travail de Montréal.

En somme, dans les NTIC made in Québec, toute négociation reste individuelle, sauf au sein des géants des télécommunications comme Nortel et Vidéotron, où le syndicalisme «traditionnel» s'était implanté avant que l'on ergote sur la «révolution» de la «nouvelle économie». Un seul fournisseur d'accès Internet est syndiqué au Québec, CAM Internet (affilié à la CSN depuis 1999).

Jusqu'en 2000, les employés-es des NTIC, généralement jeunes et confiants dans leur avenir, ignorent le côté obscur du rêve numérique. Mais le krach des valeurs techno en Bourse, au printemps 2000, avec son cortège de faillites et de licenciements, a fait peur: plus de 65.000 postes sont abolis aux États-Unis, entre décembre 1999 et mars 2001; une cinquantaine de départs, début mars 2001, chez l'éditeur de La Toile du Québec, Netgraphe, le premier «.com» d'ici coté en Bourse. Avec le ralentissement économique amorcé cette année, on s'accroche à son job... Un an après sa tentative de regrouper en association les soutiers des NTIC, Berry Farah ne voit aucune amélioration à l'horizon. «S'il y avait une conscience sociale, peut-être. Mais il n'y en a pas».