Constant Rivest, M.Sc., a.-g. Constant Rivest est arpenteur-géomètre retraité.
À qui appartient le lit des cours d'eau au Québec? La réponse semble simple, claire et limpide à la lecture de l'article 919 du Code civil du Québec:
«Le lit des lacs et des cours d'eau navigables et flottables est, jusqu'à la ligne des hautes eaux, la propriété de l'État».«Il en est de même du lit des lacs et cours d'eau non navigables ni flottables bordant les terrains aliénés par l'État après le 9 février 1918; avant cette date, la propriété du fonds riverain emportait, dès l'aliénation, la propriété du lit des cours d'eau non navigables ni flottables».
«Dans tous les cas, la loi ou l'acte de concession peut disposer autrement».
Le cas des lacs et cours d'eau navigables et flottables ne pose pas de problème. L'État en est propriétaire.
La réponse est moins simple en ce gui a trait à la propriété du lit des cours d'eau non navigables et non flottables. En fait, c'est particulièrement la date du 9 février 1918 qui pose problème. Selon Me Lamontagne <note 1>, la véritable date charnière serait le 1er juin 1884! Qu'en est-il exactement?
Pour les concessions opérées avant le 1er juin 1884, on admet sans conteste en jurisprudence et en doctrine la règle gui associe la propriété du lit du cours d'eau non navigable et non flottable à la propriété du fonds riverain. La couronne, titulaire de tout domaine compris dans son territoire, cédait implicitement le lit jusqu'à la ligne médiane du cours d'eau (usque ad medium filum aquae) par l'aliénation du fonds riverain, sauf lorsqu'elle s'en réservait expressément la propriété dans le titre de concession <note 2>.
Cette règle, inspirée des principes de l'ancien droit coutumier français, avait été confirmée en 1856 par la Cour spéciale instituée pour répondre aux questions de droit que soulevait la liquidation du régime seigneurial <note 3> décrétée en 1854 <note 3a>. La matière se retrouve aux réponses de cette Cour, souvent appelée Cour seigneuriale, aux 28e, 29e et 30e questions gui lui furent posées <note 3b>.
Quant aux concessions de lots riverains opérées sous le régime anglais de la tenure en franc et commun soccage, la doctrine québécoise et la jurisprudence du Conseil privé ont bel et bien confirmé la subsistance de l'ancien droit français, tel que le prévoyait l'Acte de Québec de 1774 <note 4>.
Les problèmes commencent avec l'arrêt Robertson c. The Queen, rendu le 28 avril 1882 par la Cour suprême du Canada <note 5> qui confirme la compétence exclusive des provinces quant aux droits de pêche portant sur les eaux dont elles étaient propriétaires. À la suite de cette décision, le Québec a cherché à conserver et à exploiter son droit de pêche <note 6>. Voici comment:
Le 11 juillet 1882, 1e commissaire des terres, M. Flynn, donnait instruction à ses assistants de ne pas vendre les lots situés sur le bord des rivières. Il s'agissait là d'une mesure administrative seulement <note 7>. Le 30 mars 1883, le Québec adoptait sa première loi sur les pêcheries <note 8> gui fut amendée le 10 juin 1884 <note 9>. Le 21 juin 1884, une lettre circulaire informait les agents des terres que: «[...] l'honorable commissaire des terres de la Couronne a finalement décidé que la réserve des droits de pêche [...] devra être de trois chaînes en profondeur [...]» <note 10>. Mais c'est en 1888, dans l'Acte pour amender et refondre les lois de la pêche <note 11> que la réserve apparaît finalement dans un texte de loi.
L'article 1 disposait:
«Une réserve d'au moins trois chaînes en profondeur, des terres bordant les rivières et les lacs de la Province doit être faite lors de la vente ou de l'octroi gratuit des terres appartenant à la Couronne, pour des fins de pêche».
[début de la p. 11 du texte original]
L'article 4 de la Loi concernant la pêche et les pêcheries <note 12> est venu préciser en 1899 que:
«Tous les octrois gratuits et ventes des terres de la couronne, faits depuis le 1er juin 1884, sont déclarés être sujets à la réserve, pour des fins de pêche, de trois chaînes en profondeur des terres bordant les rivières et les lacs non navigables de la Province».
Dans l'affaire MacLaren c. A.-G. of Québec <note 13>, le juge Champagne de la Cour supérieure avait décidé en première instance que cette réserve ne comportait pas un droit de propriété en faveur de la Couronne, mais une simple servitude pour les besoins de la pêche et que le propriétaire du lot l'est aussi de la réserve. La Cour d'appel, en cassant le jugement de première instance, ne s'est pas prononcée sur ce point, pas plus que la Cour suprême. Le Conseil privé a rétabli le jugement du juge Champagne, mais il n'y eut aucune discussion concernant la question de la réserve de trois chaînes qui pourtant y trouvait application <note 13a>.
Pour répondre au doute soulevé par l'arrêt MacLaren quant à la nature du droit de propriété visé par la loi, le législateur a amendé la loi en 1919 <note 14> en remplaçant les mots «réserve pour fins de pêches» par «réserve en pleine propriété en faveur de la Couronne».
L'effet rétroactif des lois de 1899 et 1919 a été mis en doute et la doctrine est demeurée partagée sur la question <note 15> jusqu'à l'arrêt Healy c. Procureur général du Québec <note 16> alors que la Cour suprême du Canada, le 5 mars 1987, a donné raison aux tenants de la rétroactivité de la loi jusqu'au 1er juin 1884 <note 17>.
Ainsi, il appert qu'à moins d'une concession expresse, l'État, par les lois relatives à la réserve de trois chaînes, ne concédait pas de terre riveraine à un cours d'eau non navigable et non flottable après le 1er juin 1884 et de ce fait, n'a pas aliéné le lit de ces coures d'eau.
À la suite de l'arrêt Healy, la réserve a été abolie par la Loi modifiant la Loi sur les terres du domaine public <note 18> sanctionnée le 17 décembre 1987. L'article 5 de cette loi abolissait la réserve, pour l'avenir, en introduisant l'article 45.1 à la Loi sur les terres du domaine public dont le premier alinéa se lisait alors comme suit:
«La réserve résultant de l'application des trois premiers alinéas de l'article 45 et faisant partie du domaine public le 17 décembre 1987 est, à compter de cette date, dévolue sans frais et en pleine propriété au titulaire du titre originaire clé la concession affectée par cette réserve ou à ses ayants droit».
La dévolution a donc eu lieu le 17 décembre 1987.
Qu'en est-il de la date du 9 février 1918 prévue à l'article 919 du Code civil du Québec? Le 9 février 1918, la Loi amendant l'article 400 du Code civil <note 19> modifiait l'article 400 du Code civil du Bas-Canada, qui se lisait alors comme suit:
«Les chemins et routes à la charge de l'état, les fleuves et rivières navigables et flottables et leurs rives, les rivages, lais et relais de la mer, les ports, les havres et les rades et généralement toutes les portions de territoire qui ne tombent pas dans le domaine privé, sont considérés comme des dépendances du domaine public».
en y ajoutant le 2e alinéa dont voici le texte:
«Il en est de même de tous lacs et des rivières et cours d'eau non navigables et flottables et de leurs rives bordant les terrains aliénés par l'État après le 9 février 1918».
Il est opportun de souligner que la réserve de trois chaînes avait toujours été mesurée depuis la rive, c'est-à-dire la ligne des hautes eaux <note 20>. La réserve, c'est la bande riveraine: elle ne s'étendait pas dans l'eau <note 20a>, elle n'allait pas jusqu'à la ligne médiane; le lit, c'était en plus de la réserve.
Lorsque la loi de 1987 a dévolu la réserve de trois chaînes, elle tenait compte de l'existence du 2e alinéa de l'article 400 C.c.B.-C. et ne portait que sur la réserve, la bande riveraine. D'ailleurs, cette loi ne parlait pas de rétroactivité de titre. L'État a conservé la propriété du lit des cours d'eau, navigables <note 20b> ou non. La dévolution de la réserve aux particuliers n'a pas eu l'effet de transférer la propriété du lit du cours d'eau. Le ministre de la justice nous le rappelle dans ses commentaires... <note 20c>.
D'ailleurs, l'effet rétroactif des titres découle de l'article 9 de la Loi modifiant la Loi sur les terres du domaine public <note 21> sanctionnée le 12 décembre 1991, qui modifie, entre autres, l'article 45.1 comme suit:
«La réserve résultant de l'application des trois premiers alinéas de l'article 45 et faisant partie du domaine public le 17 décembre 1987 est dévolue sans frais et en pleine propriété au titulaire des lettres patentes ou de l'acte notarié à qui la terre a été vendue ou cédée ou à ses ayants droit, depuis la date des lettres patentes ou de l'acte notarié. Elle est réputée faire partie du domaine privé depuis cette date».
Les règles du droit privé s'appliquent depuis cette date pour établir les droits sur la réserve, y compris la prescription.
«La dévolution prévue au premier alinéa n'a pas pour effet de transférer la propriété du lit des rivières et des lacs non navigables et des îles qui s'y trouvent [...]».
Aussi, nonobstant le 2e alinéa de l'article 919 C.c.Q. indiquant la date du 9 février 1918, c'est depuis le 1er juin 1884 que l'État s'est réservé le lit des cours d'eau non navigables ni flottables. En adoptant des
[début de la p. 12 du texte original]
mesures administratives d'abord, puis par des voies légales, l'État n'a pas concédé de terre riveraine à de tels cours d'eau entre 1884 et 1918. Il faut penser au 3e alinéa de l'article 919:
«Dans tous les cas, la loi ou l'acte de concession peuvent disposer autrement».
Il importe de souligner que l'expression «vente ou concession» <note 22> réfère au titre originaire consenti par l'État. Nonobstant le fait que le 3e alinéa de l'article 45.1 a introduit l'idée de la date des «lettres patentes», Labrecque précise, dans son traité de droit: domania1 <note 23>, que c'est la date du «billet de location» précédant un titre définitif (lettres patentes) qui doit être considérée <note 24>. Y a-t-il contradiction? À mon avis, non! Cela implique tout simplement que pour la partie en dehors de la réserve, le titre original repose sur le «billet de location» et c'est sa date qu'il faut considérer pour déterminer l'existence de la réserve de trois chaînes, alors que pour la réserve elle-même, dévolue par la loi, le titre «présumé» repose sur la date d'émission des lettres patentes (art. 45.1, al. 1).
Malgré la mention du 9 février 1918 dans le 2e alinéa de l'article 919 du Code civil du Québec, le 3e alinéa, par la Loi sur la réserve de trois chaînes, nous reporte au 1er juin 1884. Ainsi, généralement, le lit des cours d'eau non navigables et non flottables bordant des terres concédées après le 1er juin 1884 (date du billet de location) appartient à l'État.
<Note 1> Denys-Claude Lamontagne, Biens et propriété. Les Éditions Yvon Blais, Cowansville, 1993, no 196, p. 116 et no 218, p. 130.
<Note 2> Guy LORD, Le droit québécois de l'eau, étude du Centre de recherche en droit public, Université de Montréal, pour le ministère des Richesses naturelles, Québec 1977, pp. 255, 256.
<Note 3> Idem p. 256.
<Note 3a> Acte pour l'abolition des droits et devoirs féodaux dans le Bas-Canada. (1854) 18 Vict. c.3.
<Note 3b> Jean Bouffard, Traité du domaine, Presses de l'Université Laval, reproduction de l'édition originale de 1921, Québec, 1977, appendice A, pp. 6, 7.
<Note 4> Lord, supra, p. 257.
<Note 5> (1882) 6 R.C.S. 52.
<Note 6> Lord, supra, p. 258.
<Note 7> André cossette, (R. du N., vol. 75, nos 11-12, juin-juillet 1973, reproduit dans Arpenteur-géomètre, vol. 2, no 1, janvier 1974, pp. 12 à 34, p. 20).
<Note 8> S.Q. 1883, 46 Vict. c.8.
<Note 9> S.Q. 1884. 47 Vict. c.27.
<Note 10> Jean Bouffard, Traité du Domaine, Presses de l'Université Laval, Québec, 1977, reproduction de l'original de 1921, pp. 109, 110.
<Note 11> S.Q. 1888, 51-52 Vict. c.17.
<Note 12> S.Q. 1899, 62 Vict. c.23.
<Note 13> [1914] A.C. 258, (P.C.); (1911-12) 46 R.C.S. 656; (1911) 21 B.R. 42.
<Note 13a> Marie-Louis Beaulieu, Du Bornage et de L'action en Bornage, thèse de doctorat, L'Action Catholique, Québec, 1937, no 161, p. 142; Marie-Louis Beaulieu, Le Bornage, l'Instance et l'Expertise; La Possession, les Actions Possessoires, Le Soleil Limitée, Québec, 1961, no 88, pp. 105, 106; Jean Bouffard, Traité du Domaine, Presses de l'Université Laval, Québec, 1977, reproduction de l'original de 1921, no 143, p. 105; Gérard Raymond, Grégoire Girard, André Laferrière, Précis de droit de l'arpentage au Québec, Ordre des arpenteurs-géomètres, Québec, 1993, no 459, p. 279.
<Note 14> Loi amendant la Loi de la pêche de Québec et la Loi de la chasse de Québec, S.Q. 1919, 9 Geo. V c. 31.
<Note 15> Guy Lord, supra, pp. 259-260.
<Note 16> [1987] R.D.I. 61, C.S.Can. et (1987) 1 R.C.S. 158.
<Note 17> Pierre Labrecque, Règles de pratique concernant la réserve légale de soixante mètres (réserve des trois chaînes), Répertoire de droit, Titres immobiliers, Doctrine, doc. 6f, novembre 1989, p. 9.
<Note 18> L.Q. 1987, c.76.
<Note 19> S.Q. 1918. 8 Geo V, c.72.
<Note 20> Wilfrid E. Lauriault, Droits Riverains, Montréal, 1967, p. 9.
<Note 20a> Gérard Raymond, Grégoire Girard, André Laferrière, Précis de droit de l'arpentage au Québec, Ordre des arpenteurs-géomètres du Québec, 1993, no 457, p. 279: «La réserve des trois chaînes est un droit de propriété que la province s'est réservé sur une bande de terrain d'une largeur de trois chaînes (198 pieds) en bordure des cours d'eau et des lacs non navigables lors de la concession ou l'octroi de terrains».
<Note 20b> Il ne faut pas oublier la réserve de trois chaînes créée le 1er janvier 1970 le long des lacs et des cours d'eau navigables par la Loi de la conservation de la faune, L.Q. 1969, c.58.
<Note 20c> Commentaires du ministre de la Justice, Le Code civil du Québec, Les publications du Québec, Québec 1993, tome 1, p. 539.
<Note 21> L.Q. 1991, c.52.
<Note 22> Pierre Labrecque, Le Domaine public foncier au Québec - Traité de droit domanial, Éditions Yvon Blais, 1997, p. 275 et explications complètes pp. 78 et suivantes.
<Note 23> Pierre Labrecque, Le Domaine public foncier au Québec - Traité de droit domanial, Éditions Yvon Blais, 1997.
<Note 24> Labrecque, pp. 84, 275.