Un dossier coordonné par Jean-Sébastien Marsan
«Survivre nous a jusqu'à présent empêché de vivre» (slogan popularisé par le mouvement de mai 1968)
Le concept est plus connu en anglais: downsizing pourrait se traduire par «réduction de personnel». Car l'époque est à l'amaigrissement des entreprises. On parle souvent des personnes mises à pied. Solutions et pseudo-solutions jalonnent la balade du chômage. Mais qui reste en place?
Les employés-es subissent une surcharge de travail, effectuent du temps supplémentaire à outrance, s'absentent pour un rien, sont démotivés, moroses, et même dépressifs... Bref, vraiment pas d'humeur à rigoler, car ils-elles se remettent à peine de licenciements ou d'une restructuration qui a emporté plusieurs de leurs collègues. Ces employés-es vivent le «syndrome du survivant», nébuleuse de troubles physiques et psychologiques qui guette les «chanceux» et «chanceuses» épargnés par les mises à pied et remue-ménage organisationnels. Et les remèdes offerts ne s'attaquent jamais à la racine du mal. Travail ô ma douleur!
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Jean-Sébastien Marsan
Chez les survivants-es, le premier comportement consiste à préserver son emploi coûte que coûte, au risque d'affecter sa santé. Le second est marqué par la démotivation, l'abandon de toute attente envers l'entreprise, l'inquiétude, un désespoir réel...
Tenaillés par la peur de perdre leur emploi, des «survivants-es» travaillent plus fort pour prouver qu'ils sont compétents. Accablés de fatigue et de stress, ils commettent cependant des erreurs qui diminuent la productivité de l'entreprise; leur zèle ne sert donc à rien.
Le surmenage peut causer des problèmes physiques: accidents de travail, maux de dos, burn-out. Figurent aussi les ennuis de nature psychologique: anxiété, insomnie, toxicomanie, détresse psychologique, dépression. Stade ultime de la surperformance: mourir d'avoir trop travaillé (une dépression sévère mène au suicide ou le zèle excessif provoque ce que les Japonais-es appellent karoshi: un burn-out fatal).
Les licenciements laissent fréquemment les survivants-es aux prises avec le travail jadis abattu par leurs anciens collègues. Ginette L'Heureux, commis-comptable, travaille chez Pirelli Câbles (Saint-Jean-sur-Richelieu) depuis 1979. Cette entreprise spécialisée dans la fabrication de câbles de haut voltage et de fibre optique comptait 342 employés-es à l'été 1997.
«Moi, je me sens coincée, même avec 17 années d'expérience dans la comptabilité», confie Ginette L'Heureux lors d'une entrevue menée en juillet dernier. «À la dernière vague de coupures, ils ont coupé deux postes dans les comptes payables. Dans une compagnie où il y a plus de 200 employés dans la production, ça implique une grande quantité de factures à traiter.»
Résultat: bien qu'elle soit officiellement responsable de la comptabilité des actifs immobiliers, Ginette L'Heureux ne s'occupe que des comptes payables. «La gestion des actifs immobiliers, je n'ai pas touché à ça depuis janvier 1997», assure-t-elle. «Dans les comptes payables, on a du retard, c'est épouvantable», juge Ginette L'Heureux. «C'est ridicule parce que ça n'a pas de rapport avec la capacité de
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payer de Pirelli, seulement rapport avec le manque de personnel. Ce qu'on nous demande, c'est de butcher notre travail, d'aller au plus vite», déplore l'employée.
Directeur des ressources humaines de Pirelli Câbles, Louis Tassé confirme qu'au début de l'année 1997, 12 employés-es ont dû quitter les départements de la comptabilité, des ventes et du marketing. «Le fait qu'on ait restructuré dans la vente et la comptabilité en enlevant les leaders, ça n'a pas aidé», confesse Louis Tassé. Sa marge de manoeuvre est mince, car les licenciements sont ordonnés du siège social de Pirelli, aux États-Unis.
«Pour moi, un survivant, c'est quand le désastre est terminé et que tu commences à rebâtir ta cabane avec les bouts de planche que tu ramasses. Nous autres, c'est pas le cas parce que c'est jamais réglé». Ce «nous autres», ce sont les employés-es de Bell Canada, comme Michel Bernardin, installateur-réparateur de lignes résidentielles. «Il y a beaucoup de gens en burn-out, affirme Michel Bernardin. Ce n'est pas mon cas, même si j'aimerais ça des fois en péter un! Mais je suis très anxieux. J'ai été des mois à mal dormir, je ne suis jamais sûr du lendemain.»
À l'origine des ennuis de Michel Bernardin et de ses collègues: Bell a annoncé, en 1995, un plan triennal de départs volontaires. Objectif: 10.000 départs (sur 50.000 employés-es) à la fin de 1997. Pas de mises à pied directes. Plutôt une certaine pression vers la porte de sortie.
«Moi, à 40 ans, c'est pas le temps de signer: j'ai rien devant moi», avoue Michel Bernardin. Ceux-celles qui acceptent l'offre de départ volontaire peuvent tout de même travailler pour une filiale de Bell, Entourage Solutions Technologiques, mais à un salaire moindre. «Je prends la chance de quitter maintenant pour Entourage ou je reste chez Bell?», se demande Michel Bernardin.
Pauline Boucher, technicienne de laboratoire à l'hôpital Sainte-Justine depuis 1990, vit dans la crainte perpétuelle d'être bumpée ou de subir la privatisation du laboratoire. «Moi, je suis la moins ancienne, je suis toujours
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susceptible d'être bumpée. Dans le moment, ce que je vis, c'est un sursis, parce que je ne sais jamais quand j'aurai à partir.» Pauline Boucher affirme qu'à l'été 1997, 10% des techniciens-nes du labo, répondant à l'appel du gouvernement, ont pris leur retraite.
La conseillère professionnelle du Programme d'aide aux employés de l'hôpital, Ginette Berthiaume, corrobore les appréhensions de Pauline Boucher: «même si dans le milieu de la santé les gens sont dans un contexte de sécurité d'emploi, les gens vivent une anxiété au niveau de la réorganisation du travail, assure-t-elle. À Sainte-Justine, il y a 350 employés qui sont partis, c'est une expertise importante, une partie de l'histoire de l'hôpital, et il y a des secteurs plus affectés que d'autres. Présentement, les gens se disent: quand ça va être mon tour?»
Les problèmes de communication amplifient l'incertitude. «Nous autres, tout ce qu'on sait des patrons, c'est à titre de rumeurs, soutient Pauline Boucher. Les syndicats non plus ne savent pas. C'est comme s'il y avait personne dans la bâtisse qui sait.» Anecdote significative, «il y a eu une fin de semaine où il y a eu trois rumeurs. La première: Sainte-Justine ferme!», raconte Pauline Boucher en pouffant de rire. «La deuxième - celle-là était vraie -, c'est qu'ils coupaient 14 millions $ sur un budget de 30 millions $. La troisième, c'est que Sainte-Justine deviendrait un centre de recherche. Ces rumeurs-là, c'était au printemps ou au début de l'été 1997. Là, il y a des rumeurs de fusion, mais on ne sait pas avec quel hôpital.» Cerise sur le sundae: le gouvernement a vaguement laissé entendre qu'il pourrait privatiser les laboratoires d'hôpitaux.
Une étude menée auprès des employés-es des centres hospitaliers Saint-Michel et Saint-Laurent intégrés dans d'autres établissements suite à la fermeture de ces deux hôpitaux en 1996, démontrait que 83% de ces employés-es ont vécu un taux élevé de détresse psychologique. Ce taux était déterminé à l'aide des indices de détresse psychologique de la dernière enquête de Santé Québec, menée en 1992. Cette dernière enquête soutenait que «seulement» 26% des travailleurs-ses québécois affichaient un taux élevé de détresse psychologique en 1992.
Un des effets de cette nouvelle conception du travail sera peut-être une dégringolade de celui-ci dans notre échelle de valeurs. Comme le dit Jean Nolet, journalier pendant 22 ans chez Maple Leaf, et aujourd'hui chômeur, «je pense que les gens travaillent parce que c'est une nécessité, mais ils n'y accordent plus d'importance, avec la situation qu'on vit présentement. Moi, recommencer à travailler pour une compagnie, je ne referais pas ce que j'ai fait chez Maple Leaf. Je ferais ma job, point. Les compagnies, elles, veulent des profits et je suis d'accord, mais à un moment donné, assez c'est assez. Aujourd'hui, je pense que les gens sont contents d'avoir un emploi, il y en a certains qui prennent ça à coeur, mais moi je ne le prendrai plus à coeur. Je travaillerais pour mon salaire, je ne dis pas que je donnerais mon 100%. À Maple Leaf, j'ai trop pris ma job à coeur. J'aimais ce que je faisais. C'est niaiseux, c'était une job sur un chariot-élévateur, mais j'aimais ce que je faisais.»
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En cas de downsizing, souvent les employés-es sombrent dans le désengagement. S'estimant trahis-es par la direction de l'entreprise, ils entretiennent de la méfiance et du cynisme à son égard.
La motivation et la créativité chutent, les salariés-es s'absentent plus souvent, se consacrent davantage à des activités personnelles, tentent de dénicher du boulot ailleurs ou explorent les opportunités de travail autonome. Le ras-le-bol peut se transformer en colère: des employés-es calomnient les patrons, se livrent à des actes de sabotage.
Tout changement organisationnel d'envergure se heurte toujours à la résistance des employés-es. Un comportement instinctif, selon les spécialistes de la psychologie du travail. Les employés-es craignent les changements; comme tout le monde, ils aiment les situations familières et sécurisantes.
Michel Bernardin, de chez Bell Canada, se rappelle qu'à une époque révolue, les employés-es s'apostrophaient avec un «t'as combien d'années de service?» rituel. De nos jours, affirme Michel Bernardin, il est plus courant d'entendre «combien d'années il te reste avant ta pension?» «Il n'y a plus personne qui a du fun, autant chez les cadres que chez le personnel, soutient-il.» «Avant, quand on entrait chez Bell, on était comme bénis par le Pape. Je pensais qu'on allait me réveiller après 30 ans de service en me disant: «Hé, c'est fini!» Aujourd'hui, j'ai réorienté ma vie en fonction du fait que je vais perdre mon emploi. Je suis entré chez Bell en 1978 et ils m'ont montré comment monter des fils. À part de ça, je ne sais rien faire», soupire Michel Bernardin, qui reste avare de détails sur ses plans d'avenir.
Cette attitude à la fois pragmatique et fataliste anime aussi Alain Dugré, inspecteur au Comité paritaire des agents de sécurité. Cet organisme parapublic, qui gère le décret de convention collective des agents de sécurité, est passé de 17 employés-es syndiqués en 1993 à 8 en 1995.
«Comme inspecteur, il y a deux manières de régler un dossier», expose Alain Dugré: soit en prenant des initiative, soit en se limitant à répondre aux plaintes et «si tu vois des cas à côté où le décret n'est pas respecté, tu te fermes les yeux au lieu de faire vraiment ton mandat. Ça peut donner un problème de conscience à l'inspecteur que d'arrondir les coins, de se fermer les yeux. Il y en a qui sont à l'aise avec ça. C'est peut-être ceux qui sont le moins affectés par les coupures, ils se disent: si c'est ça qu'ils veulent, je vais le faire. Ils veulent pas qu'on fasse de zèle, j'en ferai pas.»
Alain Dugré n'a pas remarqué de problèmes de santé graves ni d'absences de longue durée chez ses collègues. Par contre, «il y a beaucoup de gens qui sont démoralisés, c'est généralisé. Comme on manque de personnel, ça crée des frictions. Il y a par exemple le phénomène du dumpage sur le bureau de l'autre: il y en a qui essaient de refiler du travail à d'autres.»
<Photo> Michel Bernardin (Photo: Guillermo Jareda).
<Photo> Entourage Solutions, sous-traitant presque exclusif de Bell, en est formée d'ex-employés-es (Photo: Guillermo Jareda).
<Photo> Alain Dugré (Photo: Gunther Gamper).
<Photo> Des problèmes de communication amplifient l'incertitude. «Nous autres, tout ce qu'on sait des patrons, c'est à titre de rumeurs.» (Photo: Gunther Gampoer).
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J.-S. Marsan
L'expression «syndrome du survivant» a été utilisée pour la première fois après la première guerre mondiale pour désigner le stress post-traumatique vécu par les rescapés-es de situations extrêmes: catastrophes naturelles, accidents graves (un écrasement d'avion, par exemple), conflits armés (combats, torture, camps de concentration, génocides, les bombes nucléaires au Japon, etc.).
Là où survivants-es de licenciements et survivants-es d'une situation extrême se ressemblent, c'est sur le plan du cheminement psychologique et des émotions vécues. En effet, tous-tes encaissent un choc initial; ils-elles développent ensuite, à divers degrés, des problèmes physiques et psychologiques; ceux-celles
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qui ont traversé les deux premières étapes s'adaptent tant bien que mal à leur nouvel environnement.
Le stress post-traumatique est cité dans la classification des maladies mentales (DSM IV) de l'American Psychiatric Association, le manuel diagnostic de la profession. Par contre, on n'y retrouve pas le syndrome du survivant des licenciements! Selon Jean-Jacques Bourque, psychiatre à l'hôpital Notre-Dame et aussi président-fondateur de la firme Humagest inc. (consultation en entreprise), «le syndrome du survivant (des licenciements) n'est pas une maladie, c'est un niveau de stress important».
Un stress qui ne cause pas directement des ennuis de nature psychiatrique «parce que les gens qui ont une personnalité forte, normalement, n'auront pas de problèmes, assure Jean-Jacques Bourque. Mais quand on a affaire à des gens qui ont une faible personnalité, étant donné qu'ils vivent un surplus de stress, ils pourraient faire une dépression à laquelle ils sont prédisposés». Le psychiatre affirme avoir rencontré quelques survivants-es «mal en point». Si la majorité des individus traversent une période difficile pour ensuite se rétablir, «un petit nombre reste marqué et ne revient pas au niveau de productivité antérieur», juge Jean-Jacques Bourque.
J.-S. Marsan
Pour fidéliser leurs employés-es, les dirigeants d'entreprises insistent souvent sur le caractère familial des relations entre boss et salariés-es. Dans un livre intitulé Healing the Wounds <note 1>, le consultant états-unien David Noer utilise justement une «métaphore de la famille brisée» pour décrire ce que peuvent ressentir les survivants-es du downsizing.
Il était une fois... une famille heureuse: le père, la mère et quatre enfants. La famille ne manque ni d'argent, ni d'affection. Un jour, les parents annoncent à leurs enfants que des problèmes financiers ne permettent plus de nourrir, de loger et d'habiller convenablement toute la famille. Deux enfants, choisis au hasard, doivent quitter la maison et seront hébergés chez un oncle et une tante. «Il n'y a rien de personnel dans cette décision, défend le père. C'est simplement une décision économique, nous n'avons pas le choix.»
Le lendemain, il manque deux chaises à la table familiale. Aucune trace des deux enfants «sacrifiés». Les parents font valoir aux deux enfants «survivants» qu'ils sont chanceux de faire encore partie de la famille. Les parents s'attendent d'ailleurs à des efforts supplémentaires de leur part pour les tâches domestiques. «Mangez votre déjeuner, les enfants, dit le père. Après tout, la nourriture, ça coûte cher!»
David Noer affirme que les sentiments vécus par les enfants partis, par les enfants «survivants» ainsi que par les parents sont identiques: colère, souffrance, peur, culpabilité, tristesse. Une famille, tout comme une organisation, ne peut fonctionner normalement dans un climat psychologique aussi morbide.
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À partir d'entrevues menées dans une firme multinationale de la côte est des États-Unis en 1987, David Noer a dressé une liste de symptômes du syndrome du survivant, qu'on peut résumer ainsi:
- sentiment d'injustice, méfiance, colère envers l'organisation
- dépression, stress et fatigue
- réduction du risque et démotivation
- sentiment que le changement est permanent, que rien n'est stable
- les cadres déplorent un manque de stratégie organisationnelle
Cinq ans plus tard, en 1992, Noer effectue une seconde visite dans la même entreprise. Les mises à pied se sont poursuivies, l'entreprise lutte toujours pour sa survie. À noter, les employés-es interrogés en 1992 ne sont pas les mêmes qu'en 1987. Les symptômes de 1987 sont toujours présents et de nouveaux apparaissent, tels:
- insécurité, anxiété, peur
- résignation et torpeur
- problèmes de communication entre les dirigeants et les employés-es
- dénonciation plus subtile des mises à pied survenues après la première vague de licenciement. Les salariés-es distinguent mieux la «bonne» de la «mauvaise» façon de remercier un-e employé-e
- loyauté envers soi-même et à son travail, non envers l'organisation
- les employés-es détestent se faire dire qu'ils sont chanceux d'avoir un emploi. Par ailleurs, ils sont d'avis que l'optimisme est une attitude qui ne cadre pas avec les valeurs dominantes de l'entreprise.
David Noer conclut que «les symptômes des survivants ne disparaissent pas d'eux-mêmes. Ils persistent, évoluent et souvent s'intensifient avec le temps.» Le travail, c'est la santé, qu'ils disaient...
<Note 1> Jossey-Bass Publishers, Sans Francisco, 1993. Healing the Wounds (que l'on pourrait traduire par «Cicatriser les plaies») demeure, avec les travaux de Joel Brockner, l'ouvrage le plus connu sur le syndrome du survivant.
J.-S. Marsan
Dans Healing the Wounds, David Noer affirme que les gestionnaires et les employeurs ne peuvent aider les survivants-es; trop rationnels, ils seraient dépourvus de la sensibilité émotionnelle requise. Noer a donc développé une méthode d'intervention en quatre étapes, à mettre en oeuvre par des intervenants-es provenant de l'extérieur de l'organisation. Dans le genre, «thérapie de groupe».
Cette méthode est diffusée partout en Amérique du Nord, jusqu'au ministère de l'Éducation du Québec. Des gestionnaires de ce ministère ont participé, en 1996, à un séminaire intitulé L'accompagnement des personnes désignées comme excédentaires et la gestion de celles qui restent (ouf!), où le modèle de Noer était cité en exemple.
Un. Veiller à ce que les mises à pied s'effectuent avec un minimum d'humanité afin de minimiser le syndrome du survivant. Les patrons doivent exposer les faits aux employés-es, leur faire comprendre le caractère inévitable de la catastrophe appréhendée, leur offrir un service de recherche d'emploi ou une pré-retraite, etc. Dévoiler l'humanité cachée du boss.
Deux. Dis-moi où ça fait bobo: un-e intervenant-e, en utilisant la métaphore de la famille brisée, déclenche une discussion entre patrons et employés-es puis interroge les parties sur les émotions vécues.
Trois. Éliminer ce que Noer appelle la «codépendance organisationnelle». Selon Noer, il ne faut rien attendre des entreprises; la seule sécurité d'emploi serait notre valeur individuelle sur le marché de l'emploi. Noer suggère donc aux employés-es d'élaborer un plan de carrière qui s'appuie sur l'empowerment et la responsabilisation. Quand on veut, on peut!
Quatre. À long terme, créer de nouvelles relations de travail qui immunisent le personnel au syndrome du-de la survivant-e. Il s'agit de jeter l'ancien «contrat psychologique» à la poubelle et de le remplacer par le nouveau. Voyons ça de plus près.
«C'est frustrant, quand on a travaillé tant d'années pour un employeur, de voir que toute une époque s'écroule», confie Ginette L'Heureux de Pirelli Câbles. «La cause fondamentale du syndrome, c'est le bris du contrat psychologique, soutient le professeur Alain Gosselin, de l'école des HEC. Au-delà du contrat formel, écrit, il existait une espèce de contrat qui liait l'entreprise et l'employé, qui se disait: je reste dans cette entreprise-là parce que j'y trouve mon compte. L'entreprise me demande de performer, de partager mes compétences, mes idées, d'investir du temps, et je le fais parce qu'en contrepartie, elle me donne une progression salariale, des opportunités de carrière, un milieu de travail, des collègues, etc.»
Ce contrat historique, jadis incarné dans toute sa splendeur par le secteur public, a volé en éclats. Finis les avantages du salariat-à-temps-plein-pour-la-vie. «Par contre, l'entreprise demande plus de temps, plus de performance, plus d'idées, plus de compétences, explique Alain Gosselin. Alors, ce que l'entreprise demande à l'employé s'est accru, mais ce que l'entreprise donne a diminué», comme si les organisations ne respectaient que la moitié du nouveau contrat psychologique.
Ce nouveau contrat psychologique transfère tout le poids de la participation au marché du travail sur le dos des individus. Licenciements et restructurations seraient donc un mal nécessaire, comme si les employés-es étaient fondamentalement inadaptés au monde dans lequel ils vivent. Grâce à la méthode Noer, les employeurs peuvent se donner bonne conscience pendant que les travailleurs-ses se démènent pour survivre dans une organisation du travail fondée sur le chacun pour soi.
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Jean-Sébastien Marsan
Jean Nolet, 49 ans, a été embauché chez Maple Leaf à Montréal en 1974. Il a perdu son emploi de journalier en 1996. Lors des premières vagues de licenciement en 1992, il a vu ses collègues accablés de «divorces, de dépressions, il y en a qui sont tombés malades, il y en a qui sont partis et qui ne se sont jamais trouvé une autre job».
Les salariés-es de Maple Leaf tombaient de haut: ils gagnaient en moyenne 36.000 $ par année pour 40 heures par semaine, assure Jean Nolet, qui a été président du syndicat local. «Avec les heures supplémentaires, on pouvait faire jusqu'à 60.000 $ par an. Ça marchait très bien. Les pertes d'emploi, on pense toujours que ça arrive aux autres, confie Jean Nolet. On se disait que «Maple Leaf est une grosse compagnie qui existe depuis 70 ans»...»
En 1992, l'entreprise a fermé son usine de produits de salaison de Montréal (414 mises à pied) puis, en janvier 1997, Viandes Maple Leaf à Saint-Laurent (110 emplois perdus).
Les mises à pied qui frappent les esprits sont surtout celles qui surviennent sans crier gare, le plus souvent au nom d'une restructuration. Dans le cas de Maple Leaf, l'entreprise a tout bonnement transféré une partie de sa production en Ontario. Ce genre de licenciement «économique» est aussi appelé downsizing (mot anglais pour la «réduction d'effectifs»).
Si des licenciements peuvent s'inscrire dans une restructuration, il ne s'agit pas d'une étape obligatoire pour brasser la cage d'une organisation. Il y a des licenciements plus sauvages que d'autres, et des restructurations plus justifiées que d'autres. Surtout quand un effet de mode se manifeste. Cas tristement célèbre, le 2 janvier 1996, le géant états-unien des communications AT&T annonçait le licenciement de 40.000 employés-es. Un sur six! Le motif: restructuration d'un titan pourtant rentable.
Aux États-Unis, entre 1989 et 1991, 17% des réductions de poste ont touché les cadres moyens, bien qu'ils ne formaient que de 5% à 8% de la force de travail. Plus de 85% des sociétés répertoriées au Fortune 500 ont réduit leurs effectifs de cadres entre 1987 et 1991.
Aux restructurations s'ajoute un phénomène, dans le secteur public, qui passera à l'Histoire comme une marque des années 90: les départs volontaires afin
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d'atteindre le déficit zéro. Par exemple, en vertu d'un objectif de réduction des dépenses de 800 millions $, le gouvernement québécois a convaincu, en juillet dernier, plus de 30.000 de ses employés-es d'accepter un plan de retraite en échange de leur démission. Plus du double de l'estimation de Québec lors de l'annonce de son programme en avril 1997! Dans le seul réseau de la santé, les 7000 départs prévus en avril sont passés à plus de 13.000 au mois d'août suivant.
Justement, on retrouve fréquemment le syndrome du survivant dans les grandes entreprises privées et publiques où la sécurité d'emploi semblait, jusqu'aux récentes vagues de licenciement, un acquis. L'âge peut donc jouer un rôle important, car les 45 ans et plus qui ont travaillé longtemps dans de grandes organisations stables acceptent mal la précarisation de l'emploi et éprouvent des difficultés à se recycler. Une réalité qui effraie moins les jeunes, habitués à l'emploi précaire, au travail autonome, aux McJobs en attendant mieux.
«Le problème fondamental du syndrome, c'est la notion d'identité», affirme Serge Rainville, un conseiller d'orientation et en relations industrielles, qui a souvent oeuvré auprès de survivants-es des licenciements. «Il y a des gens qui ont mis toute leur identité dans leur employeur, dit-il. Alors quand la structure de leur organisation change de façon importante, ils sont démunis.»
Dans un monde où l'emploi est de plus en plus exigeant et précaire, paradoxalement, le travail trône encore au sommet des valeurs sociales. Puisque la famille, la religion et l'appartenance à la communauté ne jouent plus un rôle identitaire central, le travail est le déterminant numéro un du statut social. Il donne sens à l'existence. D'où l'ampleur de la crise personnelle qui frappe les chômeurs-ses et les «survivants-es».
Lors d'une conférence prononcée en avril 1996, Johanne de Montigny, psychologue à l'unité des soins palliatifs de l'hôpital Royal Victoria de Montréal, ainsi que chargée de cours au Centre d'études sur la mort de l'Université de Montréal, décrivait l'importance du syndrome du survivant dans le réseau de la santé. Elle-même rescapée d'un écrasement d'avion survenu en 1979, elle s'interrogeait sur la signification de l'expression «syndrome du survivant» dans le monde du travail. «La vie des travailleurs est-elle réellement menacée?, demandait-elle. Ne serait-ce pas plutôt le travail qui est menacé? Or, si le travail définit la vie, il est clair qu'il s'agit alors d'une vie menacée.»
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Certains employés-es préfèrent quitter le bateau avant qu'il ne sombre. Alain Gosselin, professeur agrégé au Service de l'enseignement de la gestion des ressources humaines de l'école des Hautes Études Commerciales (HEC) de Montréal, explique que «l'entreprise entre alors dans un cercle vicieux: on s'est débarrassé d'un certain nombre de personnes, on a gardé ceux qu'on veut, mais ils commencent à quitter. Plus les gens importants vont quitter, moins l'entreprise va être performante; moins elle va être performante, plus elle va faire des mises à pied; plus elle va faire des mises à pied, plus ses problèmes seront exacerbés. C'est ce qu'on voit dans beaucoup d'entreprises, il y a des vagues de licenciement parce qu'on ne réussit pas à repartir. C'est dommage parce que les deux perdent: à la fois l'entreprise et les employés sont dans un cercle vicieux.»
En 1992, un sondage de l'American Management Association a révélé que 43% des entreprises sondées avaient procédé à deux restructurations en cinq ans, et que 24% en avaient connu trois ou plus. En 1993, un second sondage a démontré que 65% des entreprises qui avaient licencié en 1992 ont répété la manoeuvre l'année suivante <note 1>.
Dans le milieu des gestionnaires, les partisans-es des licenciements comme stratégie de gestion affirment que la cure minceur réduit le gaspillage, facilite la prise de décisions et fouette la créativité des employés-es. Les attentes à court terme des actionnaires peuvent exacerber ce type de gestion: par exemple, en septembre 1996, la caisse de retraite des enseignants-es de l'Ontario exigeait, en retour d'un investissement de 70 millions $ dans Toronto Sun Publishing Corp., que celle-ci procède à des compressions de personnel. Interrogé sur le discours paradoxal de la caisse de retraite (qui s'opposait alors aux licenciements dans le secteur de l'éducation), son président directeur général, Claude Lamoureux, a laissé tomber: «Comme fonds de retraite, nous recherchons le rendement.»
À l'inverse, d'autres soutiennent que l'abolition de postes mine le moral des employés-es, élimine l'expertise des vétérans et peut affaiblir les finances d'entreprise. Le dernier sondage de la firme montréalaise Murray Axmith sur Les modalités de licenciement au Canada démontre qu'il y a eu réduction des frais d'exploitation dans 80% des entreprises mais dégradation du moral des employés-es dans 67% des cas. 46% des entreprises sondées affirment que les licenciements n'ont pas eu d'effets sur la productivité et 9% soutiennent que la productivité a chuté après les mises à pied <note 2>.
<Note 1> L'Expansion Management Review, no 74, automne 1994, p. 49.
<Note 2> 1014 entreprises ont répondu au sondage, dont 71% ont restructuré leur entreprise ou réduit leurs effectifs au cours des cinq dernières années. Source: La Presse, 11 avril 1997, p. C1-C2.