Pour sortir de la jungle:
travail autonome et interventions gouvernementales

Jean-Sébastien Marsan


Entre 1990 et 1995, les travailleurs-es autonomes ont créé 55 % des nouveaux emplois. En incluant les agriculteurs-rices et autres métiers traditionnels, ils forment 15 % de la population active. Mais la majorité d'entre eux vivent dans la précarité et un fossé tant culturel qu'économique les sépare des salariés-es.

Le débat sur l'intervention des gouvernements dans la jungle épaisse du travail autonome est encore jeune. En mai et juin derniers, un Comité de travail sur le travail autonome (CTTA), composé de représentants-es des milieux gouvernemental, syndical, communautaire, du patronat, des institutions financières, des universités, etc.) a rendu public un «diagnostic» et organisé une Journée-forum sur le travail autonome.


Ce ne sont pas les bonnes idées qui manquent. Au gouvernement du Québec, on a aussitôt annoncé la création d'un Comité interministériel sur le travail autonome, avec obligation de résultats dès cet automne.

Les noeuds

Mais il y aura des obstacles. En premier lieu, la culture du travail autonome, notamment dans le domaine des services, s'avère insensible aux solidarités sociales. Les autonomes véhiculent fréquemment le discours agressif des entrepreneurs (développer des parts de marché, éliminer la concurrence, etc.) et discréditent parfois toute intervention des gouvernements dans le monde du travail. Ce qui est plutôt ridicule compte tenu de leur isolement et de leurs faibles moyens. Le Groupe Entreprendre, une association d'autonomes dissoute au début de l'année 1997, a incarné jusqu'à la caricature cette attitude hyper-individualiste et revancharde (ses dirigeantes proposaient de remplacer l'expression «travailleur autonome» par «entrepreneur individuel»...).

Autre écueil, nombre d'intervenants-es considèrent le travail autonome comme une cause à défendre. Alors qu'une attitude honnête serait de le juger comme une façon de travailler parmi d'autres, avec ses bons et ses mauvais côtés, le milieu de l'entrepreneurship (pour ne nommer que celui-là...) affirme que le travail autonome, inévitable, résulte de transformations économiques «naturelles» auxquelles il faut absolument «s'adapter». Dans ce contexte, le-la travailleur-se autonome, fantassin à l'avant-garde de la «nouvelle économie», si «responsable» et si «créatif», symbolise littéralement la vertu et devient une fin en soi. En limitant leur analyse à ce carcan idéologique, les chantres du travail autonome refusent de reconnaître les conséquences négatives du phénomène.

Autrement dit, le travail autonome est facilement récupéré par tous les amateurs-es de thèses politiques de droite. Un excellent moyen, au nom du déficit zéro et de la compétitivité des entreprises, de transférer des responsabilités des secteurs public et privé vers les individus.

Le travail autonome n'est ni bon ni mauvais en soi; ça dépend de ce qu'on en fait. Avec un peu de volonté politique, il pourrait très bien s'inscrire dans

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un projet de société plus juste et plus démocratique où le travail donne un sens à l'existence. Autrement, c'est le statu quo, c'est-à-dire de la loi de la jungle.

Des idées

Plusieurs suggestions méritent de se retrouver au menu législatif du fédéral et des provinces. Les gouvernements doivent réagir, d'abord en adoptant une définition officielle du travail autonome, ensuite en assimilant les «faux» autonomes aux salariés-es, et en harmonisant les protections sociales ainsi que le traitement fiscal de tous les travailleurs-ses.

- Première étape: une définition officielle du travail autonome. Actuellement, chaque intervenant-e (ministères, organismes publics, chercheurs-es, institutions financières, etc.) possède sa définition-maison. Celle du fisc n'est pas la même à Ottawa qu'à Québec et varie au gré de la jurisprudence. Si le droit fiscal est le plus coercitif, on peut cependant être considéré-e autonome en droit fiscal et en même temps salarié-e par le droit du travail! Une définition concertée semblable à celle retenue par le CTTA simplifierait l'existence de tout le monde et permettrait aux élus-es de légiférer.

- Compte tenu de la définition retenue par le CTTA, le cas des travailleurs-ses autonomes dépendants est très préoccupant. Pour ceux-ci, la «liberté» de l'autonomie professionnelle est un mirage, car ils sont subordonnés à un seul donneur d'ouvrage.

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C'est le cas des autonomes qui travaillent à temps plein pour une entreprise qui exige l'exclusivité mais refuse de leur accorder le statut de salarié-e; si l'«autonome» en question se plaint, il-elle risque de perdre son unique «client» (en fait, son emploi). Pour renverser la vapeur, les travailleurs-ses autonomes dépendants doivent obtenir le même statut que les salariés-es.

- Les protections sociales et le régime fiscal actuels, conçus pendant le règne du salariat-à-temps-plein-pour-la-vie, protègent peu les autonomes ainsi que les salariés-es à statut précaire (à temps partiel, sur appel, à contrat, etc.) Par ailleurs, autonomes et salariés-es doivent partager un même combat: la lutte à la précarité. Une protection sociale et un traitement fiscal identiques pour tous les travailleurs-ses, peu importe leur statut, pourraient ressouder les solidarités et, du point de vue des gouvernements, seraient plus simples à appliquer. Tout le monde devrait avoir droit à l'assurance-emploi et être soumis à la Loi sur les normes du travail et à la Loi sur les accidents de travail et les maladies professionnelles.

- Le financement d'un filet de sécurité sociale adapté aux autonomes ne doit pas reposer uniquement sur leurs épaules. Leurs clients (fréquemment des entreprises privées et des organismes publics qui ont mis à pied des employés-es devenus par la suite des autonomes...) devraient aussi contribuer à un fonds destiné aux congés annuels, congés parentaux et autres indemnités.

- Les programmes gouvernementaux de démarrage et d'expansion d'entreprises, qui se sont développés de façon anarchique, sont rarement adaptés aux autonomes. Ces programmes les incitent à démarrer à fond de train des entreprises créatrices d'emplois ou constituent tout simplement des stratégies politiques, tel le gros bonbon pré-référendaire que fut le plan Paillé. Vivement un guichet unique de programmes spécifiquement conçus pour les autonomes, avec formation spécialisée (des cours de gestion, d'administration, de marketing, etc.) à l'appui.


Que le vrai se lève...

Selon la définition retenue par le CTTA, un-e travailleur-se autonome est «un travailleur qui exerce une profession ou des activités commerciales seul ou avec d'autres, avec ou sans aide rémunéré (maximum de quatre ou équivalent temps plein). Il possède le libre choix des moyens d'exécution de son travail, fournit les outils et équipements requis, assume la majeure partie des tâches spécialisées et supporte les risques de profits et de pertes découlant de son travail. Il peut exercer ces activités à son propre compte ou par le biais d'une société incorporée».