François-Albert Angers

Jacques Parizeau
ancien premier ministre du Québec

Lors de la dernière campagne référendaire, j'ai été convié à une rencontre des économistes pour le Oui. J'étais curieux de découvrir lesquels de mes collègues avaient consenti à mettre leur science et leur crédibilité au service de la souveraineté.

Entrant dans la pièce, je n'aurais pas dû être surpris d'apercevoir le doyen des économistes souverainistes, François-Albert Angers. Sa présence me ravit. Il m'avait précédé dans cette pièce comme il nous avait précédés, tous, dans cette cause. Et ce n'était pas sa présence qui validait la justesse de notre cause, mais la nôtre qui validait la justesse de son discernement.

Quarante ans plus tôt, il aurait été bien seul à une réunion des économistes pour le Oui. Il dominait pourtant, de sa compétence et de son audace, les salles de cours des Hautes Études Commerciales où son objectivité n'avait d'égale que son ardeur à défendre, à l'extérieur de ses cours, une cause que moi-même et mes camarades fédéralistes accueillions avec un mutisme entendu et considérions souvent pour le moins «audacieuse».

Lorsque je devins son assistant et qu'il me poussait dans des discussions de fond sur la question, je ne pouvais rester coi. Nous eûmes, par conséquent, un certain nombre de débats assez corsés. Moi défendant les vertus de l'unité canadienne, de ce qui était connu et mesurable; lui vantant les avantages du pouvoir quéhécois, les vertus de l'identité québécoise, de ce qui était, donc, à bien des égards, hypothétique, voire inconnu. Je dois admettre aujourd'hui qu'à l'époque j'avais l'impression d'avoir, parfois, eu le dernier mot. C'est que je comprenais mal qu'il y a plus de mérite à proposer, concevoir et défendre ce qui n'est pas, qu'à constater et conforter ce qui est.

Je ne comprenais pas, non plus, qu'Angers puisse être à la fois un être de raison et un homme engagé, parfois jusqu'à la passion. J'y voyais un extraordinaire contraste. Il m'a fallu du temps avant de comprendre qu'il s'agissait au contraire d'une importante conjonction de la pensée et de

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l'action et que seules ces conjonctions préparent et permettent le progrès social et politique.

Quelques années plus tard, les arguments et, plus encore, l'exemple de mon professeur d'économie allaient me pousser à le rejoindre dans sa cause et dans son action.

Encore fallait-il que je prenne définitivement racine au Québec, après mes escapades universitaires en France et en Grande-Bretagne. Là encore, il est le responsable. Car c'est lui qui m'a tiré de mon histoire d'amour avec Londres, en me rappelant mes obligations envers le Québec, au premier chef envers mon Alma Mater, les Hautes Études Commerciales.

A l'heure où l'histoire n'a pas décidé s'il fallait m'applaudir ou me blâmer porr ma contribution au parcours québécois, je donne tout de suite un préavis: qu'on porte une partie du crédit, s'il y en a, au bilan de François-Albert Angers. Le reste, je m'en chargerai.

François-Albert Angers, ou la passion disciplinée

Nicole Boudreau

Dans l'éditorial du numéro spécial de la revue L'Action nationale consacré à Lionel Groulx en juin 1968, François-Albert Angers écrivait: «C'est par degrés que s'est révélée à moi sa personnalité intense et qu'il a conquis mon admiration la plus entière, par la haute qualité de son travail, l'effort de perfection qu'il y mettait, sa parfaite et totale intégrité, son souci de la vérité, son extraordinaire vigueur intellectuelle et ce dynamisme, ce courage à toute épreuve dans la rectitude de pensée et l'intensité de l'amour, son amour profond pour le peuple dont il était issu».

Parlant de Lionel Groulx et Henri Bourassa, il écrivait également:

«Ces deux hommes avaient une qualité en commun: cette qualité, c'est leur sens du réalisme, qui leur interdisait tous les idéalismes échevelés. Pour eux deux, la pensée devait toujours être haute [...] mais elle devait aussi être incarnée, appropriée aux circonstances du temps dans lequel elle se meut. Comme tous les hommes de progrès, ils étaient en avant de leur temps [...] pour le tirer vers l'avant: mais sans jamais commettre l'erreur de se détacher du peloton vivant».

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Il peut paraître paradoxal que près de trente ans après que ces phrases eurent été écrites par celui qui était à l'époque président de la Ligue d'action nationale, elles se révèlent aujourd'hui parfaitement appropriées à sa personne. Et pourtant, totale intégrité, vigueur intellectuelle, cohérence et élévation de la pensée, sens du réalisme, homme de progrès malgré tout profondément ancré dans le peloton vivant, c'est ainsi que François-Albert Angers m'est toujours apparu.

C'est ainsi que je le percevais avant même de l'avoir jamais rencontré alors qu'il était président de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal et porte-parole du Mouvement Québec français. Le petit écran me renvoyait alors l'image d'un homme entre deux âges, un homme aux propos simples, quelquefois lapidaires, fort peu enclin toutefois à l'utilisation abusive d'hyperboles, plutôt porté à traduire une pensée ordonnée par des mots justes, sobres, accessibles.

Son attitude aussi m'impressionnait à l'époque. Cette capacité d'analyse fort peu commune, cette approche pédagogique, ce sens du bien commun.

Ce qui frappe également chez l'homme, maintenant que j'ai eu le privilège de le côtoyer, c'est sa faculté d'écoute absolument exceptionnelle. Légèrement penché vers l'avant, tout entier concentré sur les propos de son interlocuteur, si profondément attentif, si totalement réceptif, il donne toujours l'impression que rien au monde ne pourrait représenter à ses yeux plus d'intérêt que ce que vous êtes en train de lui raconter. De là sans doute sa connaissance des êtres humains, celle-là même qui lui permet de ne jamais se «détacher du peloton vivant».

Parlons enfin de ce que j'appellerais chez François-Albert Angers «la passion disciplinée», cette espèce de passion lucide, ce penchant malgré tout irrésistible qu'il éprouve pour son peuple et qui l'a accompagné toute sa vie. Ce genre de passion qui ne meurt pas, une passion profondément chevillée au coeur de qui la porte et qui transpire dans ses moindres propos, ses moindres réactions.

François-Albert Angers, l'intellectuel, impressionne, l'économiste en impose; cependant, c'est d'abord François-Albert Angers, l'homme, qui émeut et qui séduit. C'est, pour reprendre à son sujet les propos qu'il tenait sur Lionel Groulx, par degrés que se révèle à nous sa personnalité intense et que son extraordinaire vigueur intellectuelle nous conquiert.

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Le bâtisseur de pays

Jean Genest
ex-directeur de la revue L'Action nationale

1. François-Albert Angers aura 90 ans le 12 mai 1999. Il incarne l'histoire du Québec durant tout ce XXe siècle. Que s'y est-il fait d'important sans qu'il y soit mêlé? Pas de débats, pas de rationalisation, pas de progrès véritable sans qu'il y soit présent de quelque façon. Il est devenu l'homme fondamental, incontournable, essentiel à notre intelligence du Québec. Nous entrons, sous sa poussée, dans le XXIe siècle.

Par ses convictions, il se rattache à Henri Bourassa (voir sa présentation magistrale des disques des conférences de Bourassa à l'époque de la conscription) et à Lionel Groulx. S'il n'a pas leur habileté oratoire, il les dépasse et les complète par sa connaissance approfondie de l'économie et des finances. Pas de maison saine sans une administration compétente. Avec Esdras Minville et une solide équipe de collaborateurs, monsieur Angers a donné au pays une armée d'entrepreneurs et de financiers.

Avec eux, il a fait de l'École des hautes études commerciales un haut lieu de l'excellence et du service généreux qui sait englober tout ce qui est exigé pour préparer l'essor d'une nation. Compétence, dynamisme et action globale vont devenir sa marque.

Après l'Acte d'Union (dû à notre «ami» Lord Durham en 1840), George-Étienne Cartier nous propose en 1867 une première libération, avec le fédéralisme. La Constitution cent fois, mille fois violée. Pourquoi? Parce que devant une Angleterre déclinante et blessée par deux Grandes Guerres mondiales, l'impérialisme de Londres est devenu l'impérialisme d'Ottawa. Les champs d'appartenance du Québec deviennent terres préférées d'envahissement par les politiques anglaises d'Ottawa. Lentement ou brutalement calculée, une érosion nous enlève notre capacité de décision. Nos dépendances augmentent. Notre caractère français faiblit, incapable de décisions dans les moments où se joue l'essentiel.

Il fallut attendre près de 100 ans avant que la Commission Tremblay (1956), largement inspirée par Minville, Angers, Arès, Allen, propose à notre nation, en état d'alerte urgente, l'autonomie provinciale comme base d'action pour gouverner. Vingt-cinq ans plus tard, en 1980, le Québec ose offrir au Canada une souveraineté-association. Quinze ans plus tard, le Québec récidive avec le référendum de 1995, du moins ceux qui veulent

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que le Québec se gouverne lui-même plutôt que d'être gouverné par les autres. Il demande l'indépendance avec partenariats sectoriels. Nos référendums ont beau être des coups de boutoir sur la porte de secours, rien n'y fait semble-t-il.

Angers a multiplié les études sur les budgets fédéral et provincial, dans L'Actualité économique et L'Action nationale. Ses analyses au scalpel ont démontré comment la détérioration des relations entre les gouvernements a favorisé l'exploitation du Québec, amoindri le facteur prioritaire: «Maître chez nous!». Notre personnalité collective s'appauvrit progressivement, nous fait passer de la constitution abusée à la culture victimisée. Enquêtes, rapports, une trentaine de volumes, plus de mille articles ont créé une synthèse d'une rare puissance. Et ces études se répercutent dans les universités, aux Chambres de commerce, aux Sociétés Saint-Jean-Baptiste, dans les grands banquets, sur la place publique. Qui veut entendre trouve facilement monsieur Angers. Il parle à tous de libertés à reconquérir.

2. En 1980, Patrick Allen, alors bibliothécaire en chef à l'École des hautes études commerciales, et moi-même, directeur de L'Action nationale, avons voulu préparer la candidature de monsieur Angers pour le prix du Québec, prix le plus prestigieux du pays à ses citoyens les plus éminents. Nous y avons mis le paquet! Cette biographie analytique nous permit de prendre conscience de l'action multiple et combien diversifiée de monsieur Angers. Partout, il demande un surplus d'âme. Cette quantité de paroles et d'actes englobe la lutte pour le Château Maisonneuve, les luttes pour les allocations familiales à remettre au Québec, les luttes pour le succès de la formule coopérative, même dans le secteur de l'électricité, etc. Nous avons été submergés par la puissance de travail de monsieur Angers, par son intelligence des priorités et son sens aigu de la globalité lorsqu'il s'agit du gouvernement d'un pays étudié sous toutes ses facettes. Il fut proclamé Lauréat.

Ici ne parlons plus de quantité mais seulement d'excellence et de qualité. Cet homme est un bâtisseur. Il nous a appelés, toute sa vie, à la conquête des libertés fondamentales, celles de l'esprit, celle des choses à gérer, celle des administrations à mener à bonne fin.

3. L'Homme. Avec Esdras Minville et Édouard Montpetit, monsieur Angers dota notre Québec d'une élite d'entrepreneurs et de financiers. C'est vrai. Mais d'abord il enseigna par toute sa vie la rectitude morale et intellectuelle. Il acceptait d'être un maître à penser mais dans une droiture que ne doit jamais entamer la polémique ou la rivalité dans les idées. Jamais il n'a accepté un compromis qui serait le signe d'une diminution de la vérité; il a toujours accordé à l'adversaire le respect qui lui est dû. La valeur de la personnalité se calcule à son respect de la vérité.

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Fils spirituel de Bourassa et de Groulx, il a complété leurs «visions» par un superbe réalisme. Avec toute l'équipe des H.É.C., il oriente les recherches et tout l'enseignement, non seulement vers la compétence professionnelle mais aussi vers un plan d'ensemble pour donner au Québec des «gérants» de nos ressources naturelles. Après 35 ans d'enseignement, il a décidé d'étoffer sa retraite par l'étude complète de la vie et des oeuvres de monsieur Minville. Douze volumes sont déjà publiés, trois autres restent à venir.

Incorruptible et clairvoyant, monsieur Angers devint comme un conseiller universel chez ceux qui s'adonnent, en amateurs ou en professionnels, à l'étude de la vie publique. Gouvernement, syndicat, associations, nombreux sont ceux qui cherchent son opinion. La Ligue d'action nationale, où il entre à 38 ans, fut le lieu privilégié où il trouvait les amitiés nécessaires qui partageaient sa passion de faire du Québec «notre» affaire! C'est cela «penser nation».

Son public ordinaire, ce sont les universitaires, les comités directeurs, les entrepreneurs. Et là, il surprenait tout le monde. Non seulement monsieur Angers avait-il absorbé l'intérêt de Henri Bourassa pour les institutions juridiques, les droits et les affaires internationales, non seulement comprenait-il avec Groulx l'importance de l'histoire pour expliquer le présent, mais ses lectures lui auront permis d'approfondir la sociologie et la philosophie de même que sa foi chrétienne, comme autant de phares pour éclairer les vrais progrès qui demandent à naître.

4. Le Maître. Quelle fut la qualité de l'enseignement de cet économiste chevronné? Je laisse à ses anciens élèves le soin d'évoquer cette facette de son activité. Je veux seulement présenter son enseignement public, celui des revues et des grandes places publiques. Quel maître à penser! La formule heureuse le dispute à la rigueur du raisonnement. Il y a du mathématicien en lui. Souvent conférences et articles pourraient se terminer par un CQFD (ce qu'il fallait démontrer).

Bien que datées, ses analyses des budgets gouvernementaux devraient être mises en volume afin de former un ensemble où les jeunes et les moins jeunes pourraient apprendre ce qu'est la clarté et la compétence. Aussi comment un pays se forme, se dirige, court des risques, manque son coup par des intérêts trop électoraux, ou progresse parce que le ministre a eu un petit coup de génie!

Que de professeurs des H.É.C. ont été mobilisés par les retentissantes études sur Notre milieu (agriculture, forêt, pêche, etc.)! Ce travail demande à être remis à jour et poursuivi. Les H.É.C. constituent une haute chaire pour les cégeps et toutes les facultés des universités. Il y a là un service objectif du grand public, auquel Angers a donné une notoriété, celle qui

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dépasse le simple journalisme ou les coups de sonde des mass média. Ces études présentaient le goût de la synthèse étoffée. Parlez, professeurs! Nous vous écoutons.

Angers ne s'enfouit pas dans ses leçons: il a une vision globale. Son «projet-Québec» est là qui l'inspire. Il incarne, en quelques étapes, la liberté et la grandeur pour le devenir de son pays, possible et même probable. Voilà sa passion! Des adversaires ont voulu l'attaquer là-dessus. La riposte, avec une logique implacable, pointe vers la jugulaire. L'opposant en sort avec une vanité presque intacte mais il a perdu beaucoup de sa crédibilité. Je me rappelle quelques victimes: un bon père d'Ottawa au bla-bla-bla fédéralisant et un jeune beau parleur à la télévision.

Quel plaisir pour ses amis co-itinérants que de l'entendre parler des blocages et des progrès du pays. Le référendum de 1995 n'aura été, en somme, qu'un accident de parcours. Un Québec libre serait la réponse tant attendue. Sa grande tâche d'orienter nos libertés et sa déclaration aux États généraux du 29 novembre 1967 n'auraient pas été en vain. Que c'est dur de soulever un peuple vers la maturité!

5. Les grandes oeuvres. Son cheminement, en lui-même, est passionnant. Jeune professeur, il met toute son énergie dans son enseignement. Il construit des articles comme des cours, avec art et érudition. On y voit ses recherches, son goût de l'analyse, les réponses aux pourquoi soulevés. A travers tous les écueils, entre les motivations présentées ou cachées, il expose les buts et les limites de l'Argent. L'Argent devient le fil conducteur de son enquête et celle-ci est animée par une puissance intellectuelle rarement égalée au Canada français.

Inévitablement, il doit inventorier les pouvoirs délégués aux provinces par la constitution. Voyez les conclusions, presque neuves en leur temps: le fédéral n'a pas le droit d'assumer le social, dont les allocations familiales, les subventions aux universités, la capacité illimitée de dépenser. Avec Angers, chiffres en main, nous apprenons qu'un nouvel impérialisme, à nos portes cette fois, nous exploite, virulent, et menace notre culture française elle-même. Cet impérialisme a même un nom anodin: la centralisation forcée car le pauvre fédéral a besoin de tout notre argent! Ottawa a tué tout fédéralisme pour engendrer un monstre dont la dette folle atteint six cent milliards de dollars!

La porte économique est maintenant grande ouverte. Avec Angers, nous apprenons ce que représente l'administration de NOTRE maison, coin par coin, ressource par ressource, les implications des taxes et des impôts. Nous proposons l'achat chez nous. Mesure intéressante mais partielle, la rationalisation du «global» conduit Angers à ces conclusions: une nation adulte doit assumer ses responsabilités dans tous les domaines, et la mesure

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même de notre dépendance est le désintéressement pour la chose publique dans le peuple et la médiocrité dans les intelligences, surtout celle des jeunes qui ne croient plus en leurs capacités d'entreprendre!

Plus loin et plus haut encore: Angers propose une solution adaptée à notre génie: le mouvement coopératif. D'abord un coup d'épaule à la statue de Keynes, gourou qui propose la centralisation des impôts dans les mains d'un seul État afin que les surplus engendrés durant les années grasses servent à mieux passer au travers des années maigres. Ce volume d'Angers a fait le tour de l'Europe.

Puis deux volumes sur la coopération. Immédiatement, ces deux volumes ont eu un retentissement international. On y vit une proposition bien définie pour tous les pays du Tiers-Monde: plutôt que de leur enseigner à quémander inlassablement, qu'on leur montre la force de la solidarité et de la coopération à tous les niveaux. Angers n'était pas le premier sur cette route mais, tactiquement, il éclaire de nouveau les chemins, humbles et puissants, de la libération économique.

Au-delà de l'Argent, avec Minville, Arès et mille autres, il voit dans notre type de nationalisme ou de patriotisme une source d'énergie collective, alimentée par quatre siècles d'histoire et par un besoin illimité de créativité. Il cueille donc dans la revue L'Action nationale la pensée essentielle de plusieurs générations du XXe siècle et nous donne ce beau volume: 50 années de nationalisme positif. N'est-il pas une voix majeure de notre siècle?

6. Couronnement. Son oeuvre ne passe pas inaperçue. Pensez à son audace, celle de s'opposer à l'establishment. Ici c'est Donald Gordon, président du Canadien National, qui a décidé, seul, d'appeler SON hôtel à Montréal: «The Queen Elizabeth Hotel». Angers reçoit cela comme une gifle. Il obtiendra, tout au plus, la bilinguisation (Hôtel Reine Élisabeth). Le maire de Montréal, Jean Drapeau, l'a soutenu. Mais c'était s'attaquer à tout le gouvernement fédéral. Nous en sommes sortis avec les arrogantes injures de monsieur Gordon. Seul le peuple l'a compris. Après le référendum de 1995, est-ce que la situation a bien changé? L'establishment comprend-il mieux le Québec? Avec quel égoïsme cherche-t-on encore des miettes pour contenter un enfant capricieux et turbulent?

Angers peut perdre une bataille mais peut-il perdre la guerre? Il revient aux États généraux où il prépare la fameuse Déclaration sur le droit du peuple canadien-français à l'autodétermination (24 novembre 1967 - il y a déjà 25 ans!). Jacques-Yvan Morin et Rosaire Morin ont coopéré à ce document capital et ils sont à ses côtés pour l'entendre marteler ce grand cri qui monte du fond de l'histoire.

Arrive ici le plus surprenant. Un professeur de lettres rattaché à l'Université de Toronto, John Grube, veut comprendre, de l'intérieur, ce peuple

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du Québec. Encore jeune, il avait été héhergé dans une famille de Charlevoix, lors d'un échange d'étudiants. Maintenant entré à l'Université de Toronto, il veut mettre à profit une année sabhatique pour le questionner à fond. Il revient donc. Il cherche à nous connaître avec nos grands hommes inspirateurs.

On lui parle d'Angers. Des rencontres lui font comprendre que sa démarche a découvert le foyer incandescent d'où irradie une énergie, une vision et une argumentation solide. Il s'attache à Angers. Il analyse toute son oeuvre. Il publie le fruit de ses recherches dans un volume dont le titre, à lui seul, sythétise tout l'homme: Bâtisseur de pays!

Voilà ce que nous cherchions tous: le titre qui engloberait une vie, une oeuvre formidable et un idéal pour son peuple. Oui, vraiment, Angers a consacré sa vie à la réponse à une question: «Comment se gouvernent les peuples et les nations?». Les rouages sociaux, culturels, historiques, constitutionnels, économiques, ne sont pas à étudier séparément mais ils demandent à encadrer un ensemble vigoureux. Monsieur Angers n'a été le premier nulle part mais il a été le plus haut et le plus puissant dans cette investigation menée durant toute sa vie. Ces perspectives ont valeur d'un destin encore à conquérir. La plus belle façon de le remercier? Ne serait-ce pas de nous associer à lui pour devenir, nous aussi, des «bâtisseurs de pays»? Tous nous comprendrons alors que les grandes idées, ce sont de grandes amours, mieux appréciées à la fin d'une vie que dans l'agitation des commencements!

François-Albert Angers, un bâtisseur

Rosaire Morin

Il est impossible de rendre un juste hommage à François-Albert Angers, tellement sa place est importante dans l'évolution du nationalisme canadien-français. Le Québec a connu peu d'hommes de cette taille. Il est même l'une des plus belles figures de notre époque. Sa réputation d'économiste n'a pas de frontière. Sa renommée de polémiste lui a fermé beaucoup de portes.

Mon premier contact avec monsieur Angers remonte au début des années 1960, lors de la rédaction d'un manifeste sur le Québec. Nous

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devons à son inspiration l'idée des États associés. Opposé au statut particulier dont la durée est toujours provisoire, il réclamait déjà la souveraineté du Québec dans les domaines de l'économie, de la fiscalité, de l'éducation, de la culture, de l'organisation sociale, abandonnant à un organisme bi-national la gestion de quelques affaires communes. Lors des rencontres au Cercle universitaire, François-Albert Angers et Jean-Marc Léger animaient des débats dont la richesse n'est pas encore dépassée.

Quelques années plus tard, nous avons travaillé ensemble à la conception et à la réalisation des États généraux du Canada français. Dans cette grande aventure, la contribution de monsieur Angers fut magistrale, autant dans les débats de la Commission générale que dans la préparation des documents qui sont encore d'actualité, trente ans plus tard. Ce qui est remarquable pour un homme de cette grandeur, c'est l'esprit de solidarité aux décisions prises, même lorsqu'elles ne lui étaient pas agréables.

Angers possède le sens de l'histoire. Il est l'un de ces phares flamboyants dont la lumière éclaire l'avenir. Il a lutté avec l'énergie du désespoir pour la liberté et la grandeur de la nation canadienne-française. Même si nous vivons en toute amitié une certaine divergence sur l'identité québécoise, je dois admettre que monsieur Angers incarne un nationalisme réfléchi, profond et axé sur les réalités fondamentales de la collectivité francophone.

Sous la plume de François-Albert, on retrouve constamment l'idée d'une politique nationale, c'est-à-dire canadienne-française. Son oeuvre a certes contribué à la renaissance du nationalisme au Québec. Elle demeure une source d'inspiration qui peut alimenter les esprits en cette période difficile de l'histoire de la nation. D'une façon particulière, la synthèse en douze volumes de l'oeuvre d'Esdras Minville complète l'oeuvre magistrale d'Angers.

François-Albert Angers a servi par la parole, par les écrits et par ses activités. L'Institut d'économie appliquée, L'Actualité économique, les Semaines sociales du Canada, L'Action nationale, les États généraux du Canada français, la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal et nombre d'oeuvres ont bénéficié de sa direction ou de ses conseils. Il a vécu plus d'événements que n'en connaissent la majorité des hommes. Il est aussi et surtout le membre de L'Action nationale qui a inspiré ou dirigé la revue pendant quarante ans.

L'homme que je connais est d'une rigueur intellectuelle exemplaire. Il est rationnel, rigoureux, ordonné, cohérent. Dans une conversation, il s'exprime avec un humour charmant, le sourire en coin et les yeux pétillants de malice. Dans un débat, il est un polémiste redoutable, d'une agressivité certaine et d'une pensée précise. Sa disponibilité a toujours été proverbiale. Son oeuvre est toujours vivante. Le rayonnement de ses idées se prolongera dans le temps.

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Monsieur Angers, respectueux et fidèle

Michel Rioux
journaliste au service de l'information de la CSN

L'image est saisissante

Juchés dans un équilibre instable sur le toit d'une pauvre Renault 8 qui ne s'en remit probablement jamais, deux orateurs qu'à peu près tout pouvait séparer se soutenaient mutuellement et adressaient à une foule survoltée des discours et des commentaires qui soulevaient les applaudissements.

C'était le 31 octobre 1969. 40.000 Québécoises et Québécois avaient convergé devant l'Assemblée nationale pour dénoncer le projet de loi 63 sur la langue. L'Union nationale faisait de l'anglais une langue aussi officielle que le français au Québec.

L'un des orateurs ponctuait ses interventions de «crisses» et de «tabarnaks» qui allaient retentir sur les murs de pierre de l'auguste édifice dans lequel étaient tapis des députés aux abois. La chevelure au vent et la moustache agressive, Michel Chartrand était fidèle à l'image qu'il s'était fabriquée depuis les années quarante, du Bloc populaire à la CSN.

L'autre semblait littéralement tiré d'une autre époque. Intellectuel aux épaisses lunettes, vêtu d'un grand manteau noir et portant un type de chapeau depuis longtemps passé de mode, il arrivait quand même, à travers le mégaphone qu'un militant tenait devant lui, à faire entendre l'écho d'une colère qu'on sentait profonde. D'une joie aussi. «C'est extraordinaire! C'est magnifique!» ne cessait de crier François-Albert Angers, le savant économiste féru de théologie dont je lisais régulièrement les textes dans Le Devoir.

Je me souviens m'être frayé un chemin vers eux, fort impressionné, pour leur tendre le texte d'une proposition que le Syndicat des journalistes de Québec (CSN) venait d'adopter après des heures de discussions et qui disait à peu près ceci: «Nous, journalistes, combattons le bill 63 parce qu'il met en péril notre outil de travail, la langue française». A cet égard, que les temps ont changé! pourrait dire Athalie aujourd'hui.

C'est donc la langue française qui avait réuni, sur cette estrade de fortune, le tribun prophétique et populiste, à la langue plutôt verte, et

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l'intellectuel conservateur et discret, à la langue autrement raffinée. La situation aurait pu avoir un je-ne-sais-quoi de cocasse. Elle illustrait plutôt, à mon avis, comment la question de la langue a réussi, au Québec, à souder des alliances durables. Des alliances impossibles à imaginer dans d'autres types de société.

Les règles parlementaires étant ce qu'elles sont, le bill 63 devint loi. Mais le regroupement spontané que la résistance à son adoption avait provoqué, le Front du Québec français, devait servir quelques mois plus tard d'assise à la fondation d'un autre regroupement, permanent celui-là, qui s'engagerait à fond de train dans la défense et l'illustration de la langue française: le Mouvement Québec français.

C'est dans les bureaux de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, alors situés au Monument national, que se sont tenues les premières rencontres, vers la fin de l'année 1970. Monsieur Angers en était. J'y faisais pour ma part mes premières armes dans ces dossiers, piloté par Pierre Vadeboncoeur. Après un premier épisode au cours duquel le président de l'UPA, monsieur Albert Allain, occupa le poste de porte-parole du MQF, ce fut bien vite monsieur Angers qui assuma cette fonction.

A nouveau, reportons-nous à l'époque.

J'avoue qu'à vingt-six ans, et l'esprit qui nous animait à la CSN durant cette période étant ce qu'il était, je craignais quelque peu de me retrouver auprès d'un porte-parole d'un autre âge, s'inspirant davantage au goupillon et à la nation qu'à la théorie de la libération des peuples de Frantz Fanon.

C'était à tort.

Le MQF n'eut pas de porte-parole davantage respectueux des mandats confiés par les organismes membres. Personne, plus que monsieur Angers, n'a accompagné à leur propre rythme les organismes du MQF, acceptant que certains ne puissent se prononcer sur des questions qui les engageaient trop, admettant que d'autres ne voient pas assez rapidement le lien entre le combat pour la langue et le combat pour le pays, refrénant aussi, parfois avec beaucoup d'humour, l'ardeur d'autres organismes trop pressés, eu égard à la démarche du reste des membres.

Non pas que la période au cours de laquelle monsieur Angers a agi comme porte-parole du MQF en ait été une de tout repos! Il a traversé les débats entourant le dépôt et l'adoption de la fameuse Loi 22, en 1973. Il était là encore quand fut débattu le projet de Loi 1 qui devait devenir la Loi 101. Veuillez croire que suivre les activités de la commission parlementaire consacrée à cette question était une tâche qui tenait son porte-parole occupé. Informé des âpres discussions qui se tenaient au cabinet sur les aspects les plus controversés de cette Charte dont certaines dispositions

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déplaisaient souverainement à monsieur Lévesque, monsieur Angers nous confia un jour, interloqué, que le dernier appui au Docteur Laurin, à un certain moment, avait été... Robert Burns, syndicaliste et d'ascendance écossaise. Alors que d'autres, plus près de lui, avaient flanché. Vingt ans plus tard, je me souviens de mon impertinence, alors que je lui soulignais qu'il n'était pas dans les habitudes des syndicalistes d'avoir des convictions à géométrie variable.

Encore aujourd'hui, il n'est pas rare de voir arriver monsieur Angers quand le Mouvement Québec français intervient publiquement en conférence de presse. Il prend place dans la salle et écoute attentivement celles et ceux qui ont pris le relais. Avec, toujours accroché aux coins des lèvres, ce léger sourire, quelque peu narquois, qu'il laisse toujours flotter.