Nouveau travail autonome au Québec: la liberté dans l'isoloir

Un dossier produit par Jean-Sébastien Marsan

Décidément, le temps est au travail autonome. Seule forme d'emploi à la hausse depuis la récession de 1990-1992, le travail autonome attire tous ceux-celles qui ont tourné le dos (par choix ou par obligation) au salariat. Malgré ses indéniables avantages, l'autonomie professionnelle déstabilise. Zone grise du travail, nouvel univers de la besogne, aux antipodes du 9 à 5 et du métro-boulot-dodo, le travail autonome cultive ses mythes et nie certaines réalités. Les inconvénients sont nombreux. Les chantres du travail autonome manquent de survol.

Les définitions du travail autonome varient. De baby-sitters à médecins, on peut aussi le distinguer autant du salariat que de l'entrepreneurship et du télétravail. Ce qui ne varie pas, c'est la solitude du travail autonome. Bassins d'entraide et de troc,

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lobby politique, clubs sociaux ou de rencontre, des associations veulent briser cet isolement. Y aura-t-il une forme, autre que syndicale, d'organisation des droits pour le-la travailleur-se autonome?

Le travail autonome est un mouvement de fond, dans notre société, dont les répercussions socio-économiques sont importantes; lentement, la société commerciale s'y adapte...

L'État en fera-t-il autant?

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Portrait des travailleurs-ses autonomes: une population hétérogène...

J.-S. Marsan <note *>

«25% des familles au Canada opèrent une entreprise à domicile, le plus souvent à temps partiel», note Louis Jacques Filion, professeur et titulaire de la Chaire d'entrepreneurship Maclean Hunter de l'École des Hautes Études Commerciales (HEC) de Montréal. «L'entreprise n'est pas grosse. Ça peut être de l'entretien ménager. L'été, ça peut être aller cueillir des fraises et vendre ça sur la rue. Beaucoup de ces activités-là sont de petites activités saisonnières, mais il y a quand même 25% des familles qui ont une activité d'affaires quelconque».

Souvent, les statistiques sur le travail autonome incluent le secteur primaire, dont l'agriculture et la pêche. D'où le demi-million d'autonomes au Québec, claironné de toutes parts. Or, depuis la récession de 1990-92, les nouveaux-lles venus-es se concentrent dans le secteur des services; une minorité choisit la fabrication de biens. Ainsi, le travail autonome contemporain n'a rien en commun avec les agriculteurs-rices, les pêcheurs-ses, les ouvriers-ères de la construction et autres métiers traditionnels (autonomes, certes, mais en déclin). On peut aussi mettre de côté le télétravail (salariés-es qui bossent à domicile) et la micro-entreprise (une boîte de quelques employés-es) afin de se concentrer sur les autonomes complètement seuls, fréquemment isolés à domicile. Notre définition comprendra toutefois les professionnels de la santé et les artistes professionnels...

... et une économie invisible

La rumeur veut que les autonomes se multiplient comme des lapins. Évoluant dans une économie parallèle de plus en plus invisible aux indicateurs socio-économiques, les autonomes vivent en marge d'une organisation du travail fondée sur le salariat et les conquêtes syndicales qui s'y rattachent. Autrement dit, le phénomène prend des proportions inquiétantes car le travail autonome glisse entre les mailles du filet de protection sociale et du droit du travail. Pourquoi tant vanter les attraits du travail autonome si ce dernier est synonyme de précarité? Libre marché, le travail autonome annonce-t-il un recul vers le capitalisme sauvage?

<Note *> Ex-journaliste et coordonateur du magazine L'autonome. Remerciements à Tania Gosselin pour sa révision du texte et ses commentaires.

<Photo> ... la rumeur veut que les autonomes se multiplient comme des lapins.

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Radiographie du travail autonome

Un groupe hétérogène: Au sein du travail autonome (pris dans sa globalité), aucune profession n'est représentée à plus de 10%. Par contre, certaines professions affichent un taux élevé d'autonomes: d'après Statistique Canada, les trois professions comportant le plus d'autonomes sont les dentistes (83%), ostéopathes et chiropraticiens (75,5%) ainsi que les peintres, sculpteurs et autres artistes (71,3%) <note 1>.

Une forte présence des baby-boomers: Selon Statistique Canada, 41% des travailleurs autonomes avaient plus de 45 ans en 1991, contre 25% des salariés.

Une scolarité plus poussée que celle des salariés: Statistique Canada établit qu'en 1991, près de 20% des travailleurs autonomes détenaient un diplôme universitaire, contre près de 10% des salariés.

Un monde d'hommes: Selon une étude de Dina Lavoie, professeure à l'École des HEC, les femmes représentaient seulement 33,5% du nombre absolu de travailleurs autonomes en 1993, contre 36,2% en 1990. Ce recul s'expliquerait par la prédominance féminine dans les secteurs «mous» (services personnels et communautaires), le plus souvent subventionnés par l'État. Quand ce dernier se retire...

De longues heures de travail: L'étude de Lucie France Dagenais <note 2> déjà citée démontre que les travailleurs autonomes sans aide (sans associé-e ou employé-e) ont le plus faible taux d'emploi à temps plein (76,9% des cas) et le plus fort taux d'emploi à temps partiel (23,1% contre 18,5% pour les salariés). «Si le quart des autonomes sans aide travaillent plus de 50 heures, ce sont les autonomes employeurs qui travaillent davantage d'heures (plus du tiers font plus de 50 heures) et les employés le moins d'heures (7% seulement travaillent plus de 50 heures)», écrit Lucie France Dagenais. Elle ajoute que «pour obtenir un revenu de 20.000 $ à 30.000 $, alors que les employés ne travaillent que 38 heures, les autonomes sans aide doivent travailler 44 heures».

Davantage de cumul d'emplois: La recherche de Lucie France Dagenais indique que le cumul d'emploi est plus répandu chez les travailleurs autonomes (1 sur 12 y a recours) que chez les employés (1 sur 20).

Des revenus polarisés: Statistique Canada évalue que pour 40 semaines de boulot en 1990, la première place revient aux médecins et chirurgiens (121.000 $). Les personnes qui offrent des services de garde d'enfants occupent le bas de l'échelle avec un revenu annuel de 10.400 $. Pour sa part, Lucie France Dagenais affirme que dans les services aux particuliers et les services aux entreprises, 80% des travailleurs autonomes sans aide gagnaient un revenu de moins de 20.000 $ en 1991.

Des inégalités selon le sexe: Tout comme dans l'univers du salariat, les travailleuses autonomes ont des revenus moins élevés que les hommes. «Dans les services aux particuliers, les travailleuses autonomes sans aide gagnant moins de 20.000 $ comptent pour 90% de l'effectif féminin (13.600 $) soit 12.240 femmes, tandis que c'est le cas de 75% de l'effectif masculin (9667) soit 7250 hommes», écrit Lucie France Dagenais. Elle ajoute que «dans le secteur des services aux entreprises, les travailleuses autonomes sans aide gagnant moins de 20.000 $ représentent près de 80% de l'effectif féminin (5433), soit 4346 femmes, alors que les hommes gagnant ce même montant constituent 65% de leur effectif (8967), soit 5829 personnes».

<Note 1> Les chiffres de Statistique Canada sont des moyennes pan-canadiennes; les autres sources ne concernent que le Québec.

<Note 2> Directrice de la recherche à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, elle est aussi l'auteure de la première étude sur la précarité des autonomes au Québec, à ce jour seul portrait d'ensemble du phénomène: Des travailleurs autonomes et précaires: éléments d'un diagnostic et pistes pour des solutions à la protection sociale de ces travailleurs, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, décembre 1995, 69 p.

<Photo> Trées scolarisé-e et cumulant les emplois...

<Photo> De la réflexologie, au gardiennage d'enfants.

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Petite histoire d'une vieille affaire: le retour d'un balancier


Avant la révolution industrielle, la majorité des travailleurs-ses occidentaux étaient autonomes ou actifs au sein d'une entreprise familiale.


J.-S. Marsan

Au cours des deux derniers siècles, se rendre au bureau à chaque matin pour en ressortir à 17h fait figure d'exception. Avant la révolution industrielle, la majorité des travailleurs-ses occidentaux étaient autonomes ou actifs au sein d'une entreprise familiale. Encore en 1931, 26% des travailleurs-ses canadiens (plus d'un million de personnes dont nombre d'agriculteurs-rices) ignoraient le salariat. Vivons-nous un retour du pendule?

De 1931 à 1971, le nombre de travailleurs-ses autonomes a baissé de 21% tandis que le nombre de salariés-es s'est accru de 194%, indique Statistique Canada. Avec l'après-guerre naît l'emploi salarié à temps plein, régulier et permanent; le modèle s'essouffle à partir du milieu des années 70. Depuis le début des années 80 règne ce que l'auteur états-unien Alvin Toffler appelle la «troisième vague», une ère dominée par le secteur tertiaire et la flexibilité de la main-d'oeuvre. Un système où «le salariat est source de dysfonctionnement», suggère William Bridges, autre auteur états-unien et gourou des gens d'affaires (La conquête du travail). Deux auteurs à succès qui garnissent les tables de chevet de bien des autonomes.

Conséquence du déclin du nombre de travailleurs agricoles, le travail autonome a régressé tout au long de ce siècle.

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L'essor actuel est donc intimement lié au secteur des services: Statistique Canada établit que dans les secteurs secondaire et tertiaire, le nombre de travailleurs-ses autonomes augmente de 105% entre 1971 et 1991 (de 540.000 à 1,1 million de personnes au Canada) contre seulement 70% pour les salariés. Au sein des services, les travailleurs-ses autonomes se retrouvent surtout dans les services aux particuliers (21,1% d'entre eux au Québec selon l'étude de Lucie France Dagenais), dans le commerce de détail (16,5%) et les services aux entreprises (13%).

Comme dit René Houle, directeur général d'Option Réseau Estrie (une association d'autonomes), «on peut lire Faith Popcorn et John Naisbitt, on connaît les grandes tendances: l'importance des technologies de l'information, l'emploi axé sur le savoir, etc. Mais comment ça va se passer concrètement avec le travail autonome, c'est un gros nuage gris».


Reconnaissance marchande... du «sur mesure» pour les autonomes

En 1996, les travailleurs-ses autonomes animent des marchés tels les assurances salaire et invalidité, des prêts des institutions financières aux modalités flexibles, l'aménagement de bureau à domicile, etc. Selon une recherche effectuée pour le compte de la Société canadienne d'hypothèques et de logement, «le travail à domicile stimule la rénovation, (...) peut constituer un facteur important dans la décision de déménager et d'acheter un nouveau logement» et «appelle de nouvelles solutions en conception de logements». Effectivement, à l'Ile-des-Soeurs, le Groupe immobilier St-Jacques a construit l'an dernier des lofts aménagés en bureaux pour un coût moyen de 125.000 $ l'unité.


<Photo> Le travail autonome en 1890.

<Photo> La travail autonome a ses chantres et ses promoteurs.

<Photo> La Caisse populaire Saint-Louis-de-France, à Montréal, a été une des premières à cibler le marché des autonomes.

[début de la page 28 du texte original]

Qui fait du travail autonome?
Le fisc roi: une définition parmi d'autres

J.-S. MARSAN

Il existe autant de définitions du travail autonome que d'organismes publics et privés concernés. Aucune ne suscite l'unanimité, ce qui provoque plusieurs problèmes: comparaisons statistiques impossibles, services non standardisés, chevauchement des programmes d'aide, absence d'un guichet unique, etc. La nature ayant horreur du vide, le fisc a cru bon de mettre un peu d'ordre dans tout ça.

«Toute une gamme de situations séparent en effet le travailleur véritablement indépendant du salarié entièrement dépendant et protégé», note le Bureau international du travail dans le rapport Promotion de l'emploi indépendant. Quelle différence entre la personne à la pige, l'autre à contrat, consultant-e, à forfait, sur appel, etc.?

La situation est si préoccupante qu'un Comité de travail sur le travail autonome s'est récemment mis en branle. Premier point à l'ordre du jour: l'élaboration d'une définition concertée de l'autonome. Ce Comité de consultation regroupe non seulement les intervenants-es en développement économique et les associations de travailleurs-ses autonomes mais aussi les syndicats, le patronat, des grandes entreprises, des représentants-es des gouvernements, des professeurs-es et chercheurs-es, etc. C'est une initiative du Groupe-Conseil Saint-Denis (GCSD), organisme sans but lucratif coordonnant plusieurs programmes d'entrepreneuriat à Montréal.

Martine Hébert, chargée de projet au GCSD, illustre à l'aide d'un exemple (déjà très précis) à quoi pourrait ressembler une définition de l'autonome: un-e travailleur-se autonome serait une «personne physique qui exerce des activités commerciales sur le marché des biens et services, qui exerce des activités soit à partir de son domicile ou d'un endroit tout désigné, qui n'est pas incorporé, dont la constitution des actifs liés à ces activités est uniquement matérielle (pas de fonds de commerce ni d'actions), non-capitalisable, non-transmissible et non-cessible (c'est-à-dire qui ne lui survivra pas)». Exit le secteur primaire, le télétravail, les franchises ainsi que les entrepreneurs-es (bâtisseurs-ses d'une organisation du travail complexe qui survit à son propriétaire).

L'entrepreneur vs l'autonome

Même dans le milieu subsiste une confusion entre le travailleur autonome et l'entrepreneur, permettant par exemple au Groupe Entreprendre (la plus importante association de travailleurs autonomes, plus de 700 membres) de décréter que l'autonome serait un «entrepreneur individuel».

«Je pense que bien du monde aimerait s'appeler Bill Gates et avoir un buste en bronze devant un édifice à Los Angeles», spécule Normand Alexandre, permanent du Réseau des travailleurs indépendants (RTI). «Ça, c'est l'entrepreneur, c'est la personne qui va travailler 18 ou 20 heures par jour pour développer sa business», explique Normand Alexandre. Le travailleur autonome n'a pas l'ambition de laisser quoi que ce soit après sa mort. Il négocie, vend son travail et son temps de travail. Une opinion partagée par la Fondation de l'Entrepreneurship, recherches et sondages à l'appui.

«Quand tu es travailleur autonome et que tu développes un avantage compétitif important, c'est contre d'autres travailleurs autonomes que tu le fais», remarque le consultant Richard D. Lavoie, ancien chercheur au Centre d'innovation en technologies de l'information (Industrie Canada). «Le fait de se définir comme un entrepreneur, c'est essentiellement une stratégie agressive envers d'autres travailleurs». Richard D. Lavoie ne nie pas qu'il existe des entrepreneurs, «mais quand ils font travailler du monde en leur disant: «en fait, tu es un entrepreneur, toi aussi», il y a confusion des rôles, c'est une vue de l'esprit. Ce n'est pas vrai que ça correspond à la réalité sociale», affirme cet ex-salarié de l'État, devenu... travailleur autonome.

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Le pouvoir du fisc

Seul l'impôt possède le pouvoir de déterminer si un individu est travailleur autonome ou non. Par exemple, pour déduire ses dépenses, un-e travailleur-se autonome doit obtenir des revenus de plusieurs clients-es. «Dans l'industrie du déménagement et du transport, plusieurs entreprises demandaient aux camionneurs de s'incorporer. Ça fonctionnait il y a quelques années, raconte Ginette Salvas, directrice du Groupe Entreprendre. Mais aujourd'hui, un travailleur autonome qui a un seul client n'a pas le droit de déduire les avantages fiscaux, il est considéré comme un employé au niveau de l'impôt».

Une anecdote qui remonte à 1990: dans une affaire opposant les Croustilles Yum Yum au Tribunal du travail, une décision du juge Gilles Gauthier de la Cour supérieure a démontré que dissimuler des employés en distributeurs autonomes n'empêche pas leur accréditation syndicale. Puisque Yum Yum exerçait un contrôle, une surveillance et une évaluation de ses distributeurs, le tribunal a conclu qu'il existait un lien de subordination si puissant entre Yum Yum et les distributeurs (même incorporés) que ces derniers ne pouvaient être considérés comme des travailleurs indépendants.

Les autonomes craignent particulièrement Revenu Québec, semble-t-il plus agressif que le fédéral. Moe Ayacha, comptable autonome dont plusieurs clients possèdent le même statut fiscal, affirme que les inspecteurs du gouvernement provincial se comportent comme ceux qu'il a connus jusqu'aux années 60 en Égypte, son pays natal. «Ils ont la présomption que le client est coupable, déclare le comptable. Chose qu'on ne voyait pas avant», dans les années 70 et 80. «L'inspecteur est payé pour avoir un résultat, soutient Moe Ayacha. S'il retourne bredouille, c'est un mauvais point pour lui. C'est ce que m'a expliqué un inspecteur que j'ai eu dans mon bureau pendant trois semaines».

Plusieurs autonomes qui ont croisé le fer avec le fisc ont refusé de se confier à VO, même sous le couvert de l'anonymat. A Revenu Québec, la porte-parole Carole Lafond affirme que «ce n'est pas le statut de la personne qui fera que la vérification sera différente».

<Photo> Le Groupe Conseil Saint-Denis inc. propose une définition intéressante du travail autonome.

<Photo> Au siège social de la Yum Yum à Lachine...

Les «critères de qualification» de l'impôt:
dis-moi comment tu travailles et je te dirai qui tu es

J.-S. Marsan

Revenu Canada distingue le contrat de louage de services (le salariat) du contrat pour services (le travail autonome). Pour ces deux contrats, le ministère énumère les «critères de qualification» suivants. Un véritable examen de conscience.

Le degré de contrôle exercé par l'employeur. Qui détermine les conditions de travail? Un-e autonome doit organiser lui-elle-même son travail et avoir le dernier mot sur le produit de son labeur.

La propriété des outils. Un-e autonome doit posséder ses outils de travail. Un document d'information de Revenu Canada stipule que «le fait que l'employeur fournisse les outils, les matériaux et les commodités ne fait que dénoter qu'il peut exercer un contrôle sur le travailleur».

Les chances de profit et les risques de perte. «L'employé embauché en vertu d'un contrat de louage de services [le salariat] ne participe pas normalement au partage des profits ou au partage des pertes», indique Revenu Canada. Contrairement à un-e salarié-e, un-e travailleur-se autonome assume ses dépenses (repas, vêtements, transport, hébergement, etc.) et, ultimement, sa réussite ou sa faillite.

Le degré d'intégration du travail de l'employé à l'entreprise de l'employeur se définit ainsi: «En vertu d'un contrat de louage de services (le salariat), une personne est employée en

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tant que partie de l'entreprise; les services rendus par celle-ci sont indispensables et le travail qu'elle accomplit est partie intégrante de l'entreprise». Revenu Canada ajoute cependant qu'«il est dangereux de considérer le critère de l'intégration comme primordial puisque le travail effectué par nombre de sous-traitants fait partie intégrante des activités de l'entrepreneur qui les rémunère»!

Revenu Québec fait siens les quatre critères de Revenu Canada, qu'elle énonce dans un vocabulaire différent. Le gouvernement provincial en ajoute un cinquième (plutôt redondant), «l'attitude des parties quant à leurs relations». Comme le souligne un article paru dans les Nouvelles fiscales de Revenu Québec, «ce n'est qu'après l'étude de l'ensemble de ces critères que le statut d'un travailleur peut être déterminé». Une remarque qui s'applique aussi au fédéral puisque les deux administrations publiques évaluent au cas par cas.

Deux extrêmes

Cas type du «faux» travailleur autonome: Voilà des années que vous êtes pigiste pour une entreprise qui vous oblige à travailler à temps plein, qui voit d'un mauvais oeil vos velléités d'offrir vos services ailleurs, qui ne veut ou ne peut vous accorder le salariat et les avantages sociaux qui y sont rattachés? Salarié-e déguisé-e, vous n'êtes pas plus autonome qu'un-e fonctionnaire. Vous êtes cuit-e, car se plaindre au fisc vous attirera les foudres de votre employeur et peut-être une vérification fiscale.

Traductrice autonome, Marie Constantineau a vécu une situation de salariée déguisée: le gouvernement fédéral (son principal «client») a renouvelé ses contrats pendant sept ans. «C'était presque pas de la pige, parce que c'était un travail assuré. Ils me fournissaient à temps plein ou presque, des fois il y avait des petits trous quand il n'y avait pas de textes qui rentraient mais c'était assez rare. C'est juste depuis septembre 1995 que ces contrats-là sont finis, il y a eu des gros changements au gouvernement. Là, je suis une vraie pigiste, avec des contrats à gauche à droite», dit-elle.

Cas type de l'autonome «pur et dur»: Vous exploitez une entreprise à domicile? Vous recevez des clients-es dans votre bureau, lequel s'étend lentement mais sûrement dans le salon et la salle à dîner? Vous donnez des cartes d'affaires à tout ce qui bouge? Vous raffinez sans cesse vos techniques de vente? Votre carnet de commandes s'accroît et il faudra bientôt veiller au service à la clientèle? Vous êtes un-e «vrai-e» autonome.

Michel Courtemanche, en affaires depuis 1990, a fondé une agence de magiciens qui porte son nom (aucun lien avec l'humoriste). «Quand tu es un travailleur autonome, tu as à mettre en oeuvre ton marketing, tes relations publiques, ton réseau de contacts, ta prospection, tes ventes, la réalisation et le suivi de tes mandats, ta comptabilité», explique Michel Courtemanche. «Quand tu deviens travailleur autonome, tu sais que tu as tout ça à faire mais tu t'en fous parce que tu ne sais pas l'importance que ça va prendre, dit-il. C'est quand tu es dedans que tu réalises que tu passes beaucoup de temps à faire autre chose que ce pour quoi tu es parti en affaires...».

<Photo> Ces dernières années, les entreprises ont souvent tenté de «déguiser» leurs employés-es en travailleurs-ses autonomes.

<Photo> «Les deux administrations publiques évaluent au cas par cas».

[début de la page 31 du texte original]

Avantages et désavantages individuels:
je m'occupe quand je suis seul-e

J.-S. MARSAN

Sur le plan individuel, les avantages et désavantages du travail autonome vont d'un épanouissement complet et la jouissance d'une flexibilité maximale à l'isolement total et un état de survie. La liste suivante concerne surtout le travail à domicile selon Statistique Canada, 96% des travailleurs-ses autonomes exerçaient leur profession à domicile en 1991; Lucie France Dagenais, dans l'étude déjà citée, établit qu'au Québec 45,9% des autonomes sans aide oeuvraient à domicile en 91.

Avantages

- La relation de client-e à fournisseur est plus valorisante que celle d'employeur-e à employé-e, d'où un sentiment de réappropriation du travail, de dignité retrouvée.

- Horaire plus flexible; fini le carcan du 9 à 5, les insomniaques et les lève-tôt peuvent souvent travailler au moment qu'ils jugent le plus productif.

- Parfois la seule façon de percer un marché du travail saturé.

- Le travail à domicile peut simplifier l'existence des handicapés-es et de ceux-celles qui désirent concilier travail et responsabilités familiales.

- Tous les profits de l'entreprise vont dans les poches du-de la propriétaire.

- Si le bureau à domicile est le principal lieu d'affaires, il est possible de déduire les frais de local à domicile (loyer, électricité, chauffage). Les propriétaires peuvent déduire des intérêts hypothécaires, des taxes foncières, des assurances, des frais d'entretien, etc. Il existe aussi des déductions sur les frais de représentation (dîners d'affaires, etc.) et sur l'utilisation d'une automobile.

- Dans certains cas, moins de dépenses pour l'habillement «corporatif» (au grand dam des nettoyeurs) et pour les repas à l'extérieur (au grand dam des restaurateurs!).

- Bosser à la maison peut immuniser contre la vague de virus saisonniers.

- Le travail à domicile permet de dire adieu aux embouteillages des heures de pointes.

Louise Bonhomme, propriétaire de La Belle Impression (vente d'articles publicitaires), travaille à domicile avec son mari depuis 1986. Elle affirme d'emblée que le travail autonome n'est constitué que d'avantages: «En fait, le seul désavantage que je vois c'est l'insécurité, mais même ceux qui travaillent à salaire ne l'ont plus la sécurité, alors on est kif-kif».

«Avoir son bureau à la maison, c'est fantastique, confesse Louise Bonhomme. Je ne mettrais pas mon bureau ailleurs pour tout l'or du monde. Je peux commencer à travailler en robe de chambre le matin. Quand le téléphone sonne, que je sois en robe de chambre ou pas, ça ne change rien».

Travailleuse autonome depuis cinq ans, Johanne Aubut a quitté un poste à la Banque Nationale pour oeuvrer dans le domaine de la formation en entreprise. «On peut organiser notre vie, dans le sens qu'on a le choix de décider si telle journée on travaille ou pas, dit-elle. On a le contrôle de notre profession, d'une certaine façon». Lorsqu'on demande à Johanne Aubut quelle est la différence entre le travail autonome et le salariat, elle répond «qu'on a un meilleur respect des travailleurs autonomes. On dirait qu'un employeur qui emploie un travailleur autonome se dit que cette personne sait ce qu'elle fait et qu'elle contrôle la situation».

Louise Bonhomme, conservant un mauvais souvenir du salariat, affirme vivre «l'indépendance totale. Pour moi, c'est la liberté». Malgré une baisse de revenu liée à son statut d'autonome, Louise Bonhomme se dit plus heureuse et épanouie qu'à l'époque où elle travaillait à salaire.

Désavantages

- Solitude pouvant dégénérer en isolement: on ne bénéficie plus des échanges entre collègues. On peut éventuellement se couper de son milieu professionnel.

- Sans discipline, un horaire souple peut devenir ingérable.

- S'il dépend de quelques clients pour sa survie, l'autonome théoriquement libre est en pratique prisonnier des demandes extérieures.

- Le-la travailleur-se autonome doit tout faire: secrétariat, fiscalité, marketing, comptabilité, etc., autant d'aspects qu'un-e salarié-e n'est pas tenu-e de maîtriser.

[début de la page 32 du texte original]

- Contrairement au salariat, l'autonome doit assumer les frais d'immobilisation (informatique, matériel de bureau) et de formation.

- L'autonome, malgré les longues heures de travail et ses lourdes responsabilités, doit demeurer en bonne santé s'il-elle ne veut pas s'exposer à l'épuisement voire au burn-out.

- Des revenus et des contrats irréguliers peuvent mener à des conditions de vie difficiles.

- Si la famille n'est pas dans le coup, elle risque de provoquer l'érosion de la frontière entre travail et vie privée.

- Manque de crédibilité auprès des clients-es, des institutions financières et face à la concurrence.

- Les processus de soumission de contrats peuvent être décourageants, compliqués et coûteux.

- Il peut s'écouler plusieurs années avant que l'entreprise devienne rentable. D'autant plus que la stratégie compétitive d'un nouveau venu dans l'arène de l'autonomie consiste fréquemment à «casser» les prix.

La traductrice Marie Constantineau a parfois mené une vie de recluse. «Pendant plusieurs années, quand j'avais des gros contrats du fédéral, j'avais presque pas de contacts avec d'autres traducteurs. C'est important de rester en contact avec des collègues. Il y a eu une période où j'ai trouvé ça très dur, avoue Marie Constantineau. Un moment donné tu ne sors plus de chez vous. Alors je me suis mise à faire du conditionnement physique, je suivais des cours le soir, je sortais à tous les jours, j'essayais d'appeler du monde, d'aller déjeuner avec des amis, de briser la journée».

D'après Michel Courtemanche, le seul avantage d'un bureau à la maison, «c'est l'économie du loyer. Quand t'as un bureau chez toi, t'es isolé. Tu vis 24 heures sur 24 dans la même ambiance. Toute la quincaillerie pour faire ta job est là. Si ton commerce va moins bien, tu vas augmenter le nombre d'heures de travail pour atteindre tes résultats. Si ton commerce va bien, tu vas augmenter ton nombre d'heures de travail quand même parce que tu as plus d'ouvrage et que tu veux le prendre pendant que ça passe. Alors tu finis par toujours travailler. Aujourd'hui, le travailleur autonome court après le temps et le temps n'arrête jamais, lui».

«Quand tu es dans un bureau, il y a une espèce de formation informelle, avec les contacts avec les collègues, relate Marie Constantineau. L'information, des publications circulent. Tu te tiens au courant de ce qui se passe. Ça, quand tu es pigiste, faut que tu t'en occupes, et c'est facile de ne pas s'en occuper».

<Photo> Marie Constantineau.

<Photo> Joanne Aubut.

Le volontaire vs l'involontaire: lequel durera le plus longtemps?
La mentalité nécessaire

J.-S. Marsan

«La proportion de personnes qui ont le profil et les prérequis pour démarrer leur emploi autonome est assez faible», analyse Fabrice Legonidec, coordonnateur des programmes d'entrepreneuriat du Regroupement pour la relance économique et sociale du Sud-ouest (RESO). «Pour nous, ce n'est pas rendre service à une personne que de l'inciter à choisir une voie comme celle de l'emploi autonome en lui faisant miroiter que des avantages».

Louis Jacques Filion, de l'École des HEC, distingue deux types de travailleurs-ses autonomes. Les premiers «sont des gens qui sont devenus travailleurs autonomes par nécessité, qui n'ont pas développé la mentalité d'affaires et qui dans ce sens-là doivent faire leur apprentissage d'une façon beaucoup plus lente et ardue, explique le professeur Filion. Alors que le «volontaire», c'est quelqu'un qui a planifié le devenir, qui a organisé ses expériences de travail et l'acquisition d'expertises en conséquence et qui à un moment donné s'est lancé».

En fin de compte, rappelle Fabrice Legonidec, «il ne suffit pas de permettre à une personne de démarrer son entreprise, il faut aussi lui permettre de survivre. Actuellement, on sait que de 20 à 30% vont survivre. C'est un taux pour les entreprises en général. En ce qui concerne les programmes de démarrage d'entreprise, je ne crois pas qu'il existe des études approfondies pour évaluer l'impact réel de ces programmes». Pire, il n'existe pas de données sur les faillites des autonomes. Pour un qui réussit, combien échouent?

[début de la page 33 du texte original]

Impacts sur le marché du travail: les nouveaux rapports de force

J.-S. Marsan

Rationalisations et restructurations d'entreprises ont souvent pour but d'économiser en favorisant la sous-traitance. Ginette Salvas, du Groupe Entreprendre, soutient que «la micro-entreprise et le travail autonome remorquent l'économie québécoise», car les grandes entreprises décentralisent au profit des PME, lesquelles octroient des contrats aux travailleurs-ses autonomes. «Pour moi, c'est un patron économique qui est sain, en autant que le travailleur autonome soit conscient que s'il travaille en réseau [en collaboration] avec d'autres travailleurs autonomes, il devient aussi puissant que la PME», clame Ginette Salvas.

Désormais, le travail autonome fait partie des stratégies dites de «flexibilité» des entreprises, les grandes gagnantes de tout ce remue-ménage. La sous-traitance constituant souvent une relation entre une entreprise d'une certaine taille et un autonome, ce dernier peut-il jouir d'un bon rapport de force? Gilles Dauphin, après presque cinq ans de service à Hydro-Québec, a fondé sa propre boîte de communications en novembre 1994. L'année suivante, environ 70% de ses contrats provenaient d'Hydro-Québec. Gilles Dauphin soumissionne sur chaque mandat et facture à l'heure ses présences aux bureaux de la société d'État. «Autrement, je me ferais aspirer et je deviendrais tout doucement un contractuel», le statut d'emploi le plus précaire à Hydro-Québec.

René Houle affirme que les travailleurs-ses autonomes «fonctionnent par contacts, par références». Et finissent tôt ou tard par se concurrencer les uns les autres.

Réciprocité ou soumission?

Françoise Laliberté, ex-responsable des dossiers politiques au Mouvement Action-Chômage de Montréal et travailleuse autonome de 1983 à 1990, est convaincue que même hors du contexte de la sous-traitance, il ne peut exister de relation d'égal à égal entre le donneur d'ordre et le travailleur autonome. «L'autre te paie pour tes services. Alors il y a un lien dominé/dominant», dit-elle.

A preuve, il est rare qu'un client poursuive un travailleur autonome qui ne respecte pas son contrat. Habituellement, il refuse de payer. Par contre, pour ne pas se faire identifier comme des fauteurs de troubles, les autonomes hésitent à poursuivre un mauvais client. «Ça m'est arrivé dernièrement avec quelqu'un qui avait des problèmes financiers, raconte Johanne Aubut. J'ai laissé dormir ça un peu en pensant que la personne allait me payer. Puis, mon avocate m'a dit que je devais réagir parce que risquais de perdre cet argent-là. Ce sont des revenus sur lesquels je comptais. Ma marge de crédit en a pris un coup, j'ai dû emprunter».

Johanne Aubut a eu recours à la mise en demeure, avec succès. Croit-elle que sa démarche pourrait lui forger une mauvaise réputation? «Oui, c'est l'impression qu'on a, affirme la travailleuse autonome. Quand j'ai fait ces démarches-là, j'étais très mal à l'aise, ce n'est pas dans mon tempérament».

[début de la page 34 du texte original]

Impacts sur le marché du travail:
le travail... domestiqué: la désorganisation

J.-S. MARSAN

Après avoir perdu son emploi en 1991, Claude (il n'a pas voulu dévoiler son nom de famille) oeuvre à la pige et à titre de musicien dans le secteur de la santé, jouant pour des patients-es en phase terminale et des enfants handicapés. «Ceux qui m'ont fait la vie la plus dure, ce sont les foyers pour personnes âgées, raconte Claude. Ils me demandaient de faire un spectacle ou deux gratuitement pour ensuite m'engager. Avec le temps, je me suis aperçu qu'ils avaient une banque de musiciens qui faisaient des spectacles gratuitement et ils ne les engageaient jamais».

«Ça fait beaucoup l'affaire des boss que tu sois travailleur autonome, soutient Françoise Laliberté. T'es à leur merci tout le temps, t'as aucune protection nulle part. Tu tombes malade demain matin, t'es fini», dit celle qui a conservé de ses années d'autonomie un sentiment d'exploitation. «Combien de fois on m'appelait le vendredi soir à 22h, on me disait «écoute, j'ai besoin d'un mémoire, il faut que ce soit prêt dans 15 jours». Un mémoire de 80 pages, c'est pas évident quand tu connais à peu près pas le sujet. Je travaillais des moyennes de 18 heures par jour!», affirme Françoise Laliberté. «Normalement, pour les recherches et les mémoires que je faisais, ailleurs on m'aurait donné trois mois, ajoute-t-elle. On me les demandait en deux ou trois semaines».

Le Groupe Entreprendre se dit conscient des dangers que courent ses ouailles. «Un patron qui dit: «les déductions à la source, j'en ai ras le bol, je vous mets dehors mais je vous réengage comme travailleur autonome», qui se fait avoir là-dedans? Le travailleur autonome, assure Ginette Salvas. Parce que souvent le patron va engager la personne au même salaire net ou même plus bas qu'avant».

Sans l'intervention des syndicats, nombre de salariés-es se métamorphoseraient rapidement en autonomes. Par exemple, en octobre 1994, Boulangeries Weston Québec incitait ses vendeurs-livreurs syndiqués à devenir «entrepreneurs indépendants». En décembre 1995, le Commissaire du Travail interrompait le processus d'externalisation, décision renversée par le Tribunal du travail en avril dernier. Chez les non-syndiqués-es, faute de protection juridique, la bataille est souvent perdue d'avance.

Un vide juridique

Le Code canadien du travail (dernière révision majeure: 1973), le Code québécois du travail (la version actuelle date de 1964), la Loi sur les normes du travail et la Charte des droits et libertés de la personne sont articulés autour de l'emploi salarié. Pour leur protection, les travailleurs-ses autonomes ne peuvent compter que sur le Code civil et le droit commercial. Autrement dit, l'octroi de contrats à des autonomes permet de contourner le droit du travail.

Pour l'autonome, la protection sociale ne tombe pas du ciel, elle se paie: avocat à son compte depuis à peine un an, Richard Tétreault estime que «pour recréer les assurances que j'avais chez un employeur, ça peut coûter entre 700 $ et 1200 $ par année». En

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chômage, on ne peut s'appuyer que sur ses économies ou le Bien-être social. A la retraite, l'autonome sans REER ne pourra s'en remettre qu'à la Régie des rentes du Québec (à sec au début des années 2000 si les cotisations ne doublent pas). Plus précaire que ça...

Socialement, le consultant Richard D. Lavoie redoute le pire. «La discrimination fondée sur le sexe, la race ou la langue, peut-on contrôler ça dans un marché de services?, se demande-t-il. On se retrouve avec éventuellement l'incapacité d'imposer des choix de société qu'on a faits ensemble».

Dans le secret du foyer

Michel Courtemanche, de l'agence de magiciens du même nom, dit avoir souffert de l'envahissement de sa vie privée par le travail. «Les premières années, c'était dur sur la vie de couple. A l'époque, les deux on était travailleurs autonomes, raconte-t-il. Dans ta vie de couple, de quoi tu parles? Tu parles toujours du travail». Aujourd'hui, Michel Courtemanche ne vit plus avec sa conjointe de début de carrière... et possède un bureau à l'extérieur de son domicile.

«La dimension de la précarité et du stress psychologique est beaucoup plus grande chez le travailleur autonome que chez le salarié qui est sûr, après avoir acquis de l'ancienneté, d'être là pour un bout de temps», constate Guy Paiement, chargé de recherche au Centre Saint-Pierre. «Forcément, ça va avoir des conséquences sur son environnement immédiat: famille, couple, enfants», dit-il.

L'État ne peut pas encadrer ce qui se passe dans les chaumières. «J'ai vu un cas où on payait un travailleur autonome pour une job mais le travail du travailleur autonome n'était pas suffisant pour remplir le mandat; souvent, le conjoint et les enfants aidaient, raconte Richard D. Lavoie. Alors on retrouve le travail des enfants. Des gens me disaient «c'est correct, ils vont apprendre c'est quoi le travail, c'est quoi l'argent». On le justifiait sous l'angle d'une éthique de l'entrepreneur», déplore le chercheur.

Tentaculaire autonomie

Les bouleversements socio-économiques actuels cachent une révolution du travail comparable au choc qu'ont subi les ruraux du XIXe siècle face à l'industrialisation. Le salariat, son organisation et ses valeurs sont en perte de vitesse. Gros grain de sable dans l'engrenage de l'encadrement du travail par l'État, le travail autonome est l'empêcheur de réglementer en rond.

Richard D. Lavoie craint plutôt un démembrement de la «régulation du travail qui a été arrachée de haute lutte par les organisations ouvrières, par les syndicats, par des mouvements politiques. Le travail autonome, c'est la dissolution de tout ce cadre de régulation sociale du travail dans un marché de services qui n'est pas régulé en tant que tel, c'est le libre marché. C'est transporter le travail social dans l'espace domestique et, jusqu'à un certain point, c'est l'enterrer là», accuse le consultant qui suggère un contrat-type pour tous les autonomes, de nouvelles formes de syndicalisation et une réforme de la fiscalité.

[début de la page 36 du texte original]

L'État et l'économie du travail autonome: travaille et déduis!

J.-S. Marsan

Parlons déductions, attrait incontournable du travail autonome. Louis Jacques Filion estime qu'«avec ce que ça coûte pour voyager pour aller travailler, pour l'habillement, le repas du midi, les activités sociales reliées au travail et l'impôt à payer, on peut calculer qu'un salarié a besoin d'un salaire de 60.000 $ pour atteindre le niveau de vie d'un travailleur autonome qui gagne 40.000 $». Cependant, Lucie France Dagenais soutient qu'«à l'heure actuelle, on n'a pas de données d'impôt qui nous permettraient de comparer un revenu net d'un autonome avec un revenu net d'un salarié».

Les gouvernements s'intéressent au phénomène... Au cabinet du ministre fédéral des Finances Paul Martin, on assure que les travailleurs-ses autonomes ne bénéficient d'aucun avantage fiscal mais la perception de leur dû peut poser des problèmes. A Québec, on semble préoccupé par l'impact fiscal de l'autonomie: dans son dernier budget (rendu public le 9 mai dernier), le ministre des Finances Bernard Landry a plafonné la déduction pour les frais de représentation à 1% du chiffre d'affaires et limité à 50% la déduction pour les dépenses reliées à l'utilisation d'une résidence personnelle, autrefois entièrement remboursable. Ces changements, que le ministère justifie sous l'angle de l'équité avec les salariés-es, ont été mal accueillis dans le milieu. «Ça va avoir une incidence directe sur l'augmentation du travail au noir, prédit Danielle Vallée, cofondatrice du Groupe Entreprendre. Quand on coupe directement dans vos revenus, il faut compenser en quelque part».

Le côté noir du travail

Si la majorité de ceux-celles qui besognent dans leurs sous-sol ne se réclament pas de l'économie souterraine, certains autonomes ont néanmoins choisi de défier le fisc. Dans son rapport pour l'année 1994-1995, le Vérificateur général du Québec Guy Breton estime que «le travail au noir aurait atteint 2,76 milliards de dollars au Québec en 1993, principalement dans les secteurs de la construction, de la restauration, de la vente au détail, de la garde d'enfants et des services». Une étude parue au début de l'année et dirigée par Bernard Fortin, de l'Université Laval, estime plutôt que le travail au noir atteint de 1,7 à 2,7 milliards $ pour l'année 1995.

Toujours pour l'année 1994-95, le Vérificateur général regrette qu'«en matière de détection des particuliers non-déclarants, la procédure actuelle n'est pas suffisamment orientée vers les travailleurs autonomes». A cet égard, Richard D. Lavoie redoute que le travail autonome crée une «économie de troc», car il remarque qu'«entre travailleurs autonomes, plutôt que de se facturer, ils font tout simplement un échange de services». Les associations d'autonomes et autres activités destinées à favoriser les occasions d'affaires accentuent ce développement en marge.

La création d'emploi

Malgré le travail au noir, aucun doute que les petites entreprises créent de l'emploi. Selon Statistique Canada, alors que 17% des travailleurs-ses revendiquaient le statut d'autonome en juin 1994, ils sont responsables de 19% de la croissance de l'emploi entre décembre 1993 et juin 1994. Dans la majorité des cas, l'autonome employeur doit affronter la concurrence locale seulement, le libre-échange et la globalisation des marchés ne le concernent pas. Optimiste parmi les optimistes, la Fondation de l'Entrepreneurship prétend même que l'entrepreneurship est un facteur de plein emploi.

Les autonomes devenus patrons accusent toutefois un déclin depuis quelques années. D'après le numéro d'hiver 1995 de L'emploi et le revenu en perspective (Statistique Canada), «parmi les personnes de 15 à 64 ans qui occupaient un emploi en 1989, 7% étaient des travailleurs autonomes à leur propre compte (n'ayant pas d'employés rémunérés), tandis qu'une proportion comparable étaient des employeurs (ayant un ou plusieurs employés rémunérés). En 1994, la proportion d'employeurs avait légèrement fléchi (à 6%), tandis que celle des travailleurs autonomes à leur propre compte avait augmenté (à 9%)».

<Photo> Une construction «sur mesure»...

[début de la page 37 du texte original]

Les syndicats et les autonomes: malaise

J.-S. Marsan

Lors du premier colloque annuel du Groupe Entreprendre, le 23 mai dernier à Montréal, la directrice Ginette Salvas interpelle les participants: «Il paraît que les syndicats veulent syndiquer les travailleurs autonomes!». Un lourd murmure de désapprobation, accompagné de quelques sifflements, traverse la salle.

Les travailleurs-ses autonomes se méfient des syndicats comme de la peste. D'abord parce qu'ils ont tourné le dos aux structures et aux valeurs du salariat, mais aussi parce qu'«avec la formule Rand, les gens sont obligés de se syndiquer. On ne sait jamais si un fonctionnaire va présenter un projet de loi pour nous obliger à payer des cotisations syndicales ou quelque chose comme ça, redoute Danielle Vallée, cofondatrice du Groupe Entreprendre. Ça fait longtemps que les syndicats regardent du côté des travailleurs autonomes parce que les emplois diminuent constamment, ils perdent des cotisations, alors ils essaient de compenser à quelque part».

Même combat?

Henri Massé, secrétaire général de la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ), et son homonyme Pierre Paquette, de la Confédération des syndicats nationaux (CSN), affirment qu'ils n'ont rien contre le travail autonome en autant qu'un cadre législatif assure une certaine protection aux autonomes. «On a déjà des associations de pigistes affiliées à la CSN, explique Pierre Paquette, par exemple l'Association des professionnels de la vidéo du Québec, l'Association des journalistes indépendants du Québec, l'Association des professionnels des arts de la scène et des spécialistes des médecines douces comme les acupuncteurs. Ce qu'on essaie de faire valoir auprès de ces gens-là et du gouvernement, c'est qu'il faut créer des conditions pour que les travailleurs autonomes puissent vivre dans des conditions décentes».

Pour Ginette Salvas, «le syndicat avait sa place dans l'ère de l'industrialisation et là on en sort. Par exemple, j'ai rencontré des gens de la Régie régionale de la santé, je leur ai suggéré des possibilités pour aider les gens qui perdent leur emploi à démarrer une entreprise. Soit dans un domaine complètement différent de ce qu'ils font maintenant, soit dans un domaine relié à la Santé, ou encore qu'ils démarrent une entreprise au sein même du centre hospitalier. Ils m'ont dit qu'ils ne pourraient jamais faire ça à cause des syndicats. D'après moi, ça devient une barrière à l'épanouissement de ceux qui vont perdre leur emploi».

Si certains croient que le syndicalisme pourrait nuire au travail autonome, d'autres affirment le contraire. Puisque le poids de l'emploi autonome dans l'économie est de plus en plus important, peut-il influencer à la baisse les négociations des conventions collectives? «On le voit déjà dans nos propres négociations à l'heure actuelle, certifie Henri Massé. Souvent, les employeurs vont privilégier le travail autonome pour diminuer les conditions de travail».

<Photo> Pierre Paquette de la CSN et Ginette Salvas du groupe Entreprendre.

Les associations, qu'ossa donne?

J.-S. Marsan

Depuis le début de la décennie, les travailleurs-es autonomes se regroupent en associations. Celles-ci, au contraire des corporations professionnelles, rassemblent des gens de tous les horizons et conditions sociales: le comptable y côtoie l'artiste, le notaire offre sa carte d'affaires au fleuriste. La doyenne et la plus importante des associations demeure le Groupe Entreprendre, fondé en 1992 et revendiquant plus de 700 membres.

Trois autres associations peuvent revendiquer entre 50 et une centaine de membres: l'Association des entreprises à domicile du Québec, active dans la région de Laval et des Basses-Laurentides; l'Association des travailleurs et travailleuses autonomes du Québec, située dans la capitale; Option Réseau Estrie (Sherbrooke) et le Réseau des travailleurs indépendants (Montréal).

Mini-chambres de commerce au début de la décennie, les associations acquièrent le sens de la revendication politique avec l'âge. La plus dynamique à cet égard demeure le Groupe Entreprendre, véritable lobby de l'autonomie. Elle n'en conserve pas moins, ainsi que tous les autres regroupements, son caractère de club social: les petits déjeuners et les conférences, avec l'inévitable rituel d'échange de cartes d'affaires et les témoignages d'autonomes qui ont réussi, s'avèrent autant d'occasions de briser l'isolement, voire d'amorcer une «alliance stratégique»...

<Photo> Nicole Gagné du groupe Entreprendre.

[début de la page 38 du texte original]

L'État vs les autonomes: travailleurs virtuels...

J.-S. Marsan

Pour l'État, le travail autonome est parfois un point d'interrogation. Lors du premier colloque annuel du Groupe Entreprendre, Rita Dionne-Marsolais, ministre déléguée à l'Industrie et au Commerce, confiait à quelques centaines d'autonomes et d'intervenants-es que ses fonctionnaires «n'ont aucune idée de ce que vous faites. Le travail autonome, c'est difficile à comprendre pour quelqu'un qui a été à l'emploi du Ministère toute sa vie». La ministre a aussi qualifié les autonomes «d'entreprises virtuelles», ce qui prouve que sa compréhension du phénomène vaut celle de ses fonctionnaires...

Au provincial

Dans son étude sur la précarité chez les autonomes sans aide, Lucie France Dagenais suggère quelques mesures. Entre autres, dans le cas d'un-e employeur-e qui désire modifier de salarié-e à autonome le statut de ses employés-es, «un projet de loi pourrait soumettre la décision de l'employeur à des garanties pour transformer des salariés en indépendants»; pour protéger les salariés-es déguisés, un recours judiciaire pourrait clarifier la situation du-de la travailleur-se; les salariés désirant devenir autonomes pourraient être soumis à une loi afin de «vérifier si la décision du salarié est libre et éclairée»; afin d'assurer la protection sociale des «faux» autonomes, Lucie France Dagenais suggère des «accords collectifs par secteurs d'activité professionnelle» ainsi que de nouveaux «mécanismes de représentations».

Dans l'allocution du ministre du Travail Matthias Rioux pour la défense de ses crédits (avril 1996), on peut lire qu'il compte revoir la législation du travail de façon à protéger les travailleurs-ses atypiques et non syndiqués, dont les autonomes. Matthias Rioux tient entre autres à réviser le Code québécois du travail d'ici la fin de son mandat.

Du côté d'Ottawa

Au fédéral, le ministre du Travail Alfonso Gagliano affirme en entrevue que «par la modification à la première partie du Code du travail, nous regardons comment certains employés qui sont autonomes ou qui travaillent à la maison puissent avoir la possibilité d'être représentés par des syndicats». Le ministre du Travail espère suggérer des amendements dès cet automne.

Une révision des lois du travail se heurterait à des résistances. Par exemple, les travailleurs-ses autonomes sans le sou accepteraient-ils-elles de payer des cotisations sociales? Rodrigue Blouin, professeur titulaire au Département des relations industrielles de l'Université Laval et membre en 1995 du groupe de travail sur la révision de la première tranche du Code canadien du travail, croit que patronat et syndicats s'opposeront à l'intervention de l'État. Les premiers parce qu'«ils y verront une entrave à la flexibilité des entreprises», les seconds «parce qu'ils y verront une entrave à la syndicalisation». «Il faut trouver un nouveau moyen de représenter les travailleurs autonomes», suggère Rodrigue Blouin. Justement, les associations de travailleurs-ses autonomes tendent à devenir des organismes de pression; verra-t-on naître de nouvelles formes de syndicalisation, même si le terme est honni chez les autonomes?

Considérant la vitesse de croisière des gouvernements, l'année 1997 sera probablement celle de tous les changements (ou de tous les dangers, selon le point de vue...) dans le petit monde du travail autonome.

<Photo> Rita Dionne-Marsolais, Alfonso Gagliano et Matthias Rioux.