Vente de feu dans l'amiante:
l'affaire Mazarin: dossier

Dossier produit par Jean Robitaille
et André Bélanger

La privatisation des sociétés d'État est toujours présentée comme une solution miracle pour résorber la crise des fi nances publiques. Sauf qu'elle nous coûte parfois très cher. Dans sa vente de feu, le Gouvernement libéral a non seule ment «oublié» de faire de l'argent, il en a également donné aux gens qui ont «acheté» nos sociétés d'État!

Après plusieurs mois d'enquête, VO révèle le scandale de la privatisation des mines d'amiante, des entreprises profitables, «données» en septembre 1992 à la Société d'exploration minière Mazarin. Tous les dessous d'une histoire que la Commission

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d'accès à l'information garde encore confidentielle.

Les Libéraux voulaient vendre, et ils étaient prêts à... en payer le prix.

Le 5 septembre 1992, les actifs de la Société nationale de l'amiante (SNA), qui rapportaient 9 millions $ par année, passaient entre les mains de Mazarin. Bénéfice officiel de l'opération: 34,3 millions $. Perte réelle: moins 35,3 millions $.

<Photo> Le président de la SNA Benoît Cartier, le président de Mazarin Régis Labeaume et un membre du conseil d'administration de Mazarin, Michel Laplante. Cette photo a fait la une du journal Le Soleil de Québec le 3 septembre 1992, sous le titre «Mazarin veut sauver l'amiante».

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Passez «go» et réclamez 35,3 millions $...:
l'histoire d'une vente de feu: le prétendant

Thetford Mines est une ville qui bat au rythme de ses mines d'amiante. A Thetford, Jean Dupéré est le boss de l'amiante. Pour certains, Dupéré, c'est le Sauveur des mines et, par conséquent, de toute la ville. C'est lui qui a réussi à sortir l'amiante du trou; c'est lui qui a eu le flair de réunir, en 1986, les quatre grands producteurs de Thetford dans une société en commandite, LAB Chrysotile <note 1>, mettant ainsi fin à une guerre de prix ruineuse. Chrysotile, un nom bizarre pour les étrangers, mais aux résonances culturelles profondes pour les résidents de Thetford Mines qui reconnaissent le nom de la fibre d'amiante d'excellente qualité produite dans la région.

Mais pour d'autres, Jean Dupéré, c'est le «King» de Thetford, ambitieux, imbu de sa puissance. La LAB a été formée à ses conditions. C'est lui qui la dirige, qui l'administre d'une main de fer, mais avec un doigté hors du commun. Sous sa gouverne, les profits de LAB grimpent de 6,1 millions $ à plus de 25 millions $ entre 1987 et 1991. L'année suivante, LAB Chrysotile remporte l'un des 14 prix d'excellence en exportation décernés aux entreprises canadiennes qui se sont distinguées sur les marchés étrangers. Japonais, Malaisiens, Chinois se pressent aux portes de LAB Chrysotile: une nouvelle ère s'ouvre pour Thetford.

Vorace

Mais le King est vorace, impitoyable. Certains l'admirent, d'autres le jalousent, beaucoup le craignent. Dupéré, l'ancien avocat de l'Iron Ore du temps où Brian Mulroney en était le président, n'a jamais eu la langue dans sa poche. Les Marcel De Rouin, aujourd'hui à la tête de Mazarin, et Benoît Cartier, président de la SNA, ont tour à tour goûté à ses sarcasmes. En mars 1991, à l'annonce de la sollicitation d'offres d'achat pour les intérêts miniers de la SNA, il est confiant de remporter le gros lot, lui qui peut compter sur de solides appuis dans la région. Malgré une grève de trois mois qui l'a opposé à ses employés syndiqués FTQ de Lac d'amiante en 1988, il peut compter sur leur appui. Dupéré va l'avoir, c'est sûr, chuchote-t-on dans le milieu.

Et il croit disposer d'un atout de taille: un droit de préemption (qui lui donne le droit d'égaler la meilleure offre) lui serait garanti dans l'acte constitutif de la Société en commandite LAB Chrysotile. Il répète à tous vents qu'il doit se faire offrir les deux entreprises en priorité, au prix et aux conditions négociées avec l'éventuel acheteur. Mais les acheteurs ne se bousculent pas aux portes. Sur 12 acheteurs potentiels approchés, trois seulement font parvenir une offre à la SNA, dont deux sérieuses: celle de Lac d'Amiante de Dupéré et celle de... la Société d'exploration minière Mazarin, une minuscule entreprise jusque-là déficitaire et dont les revenus d'exploitation en 1991 étaient de 78.795 $.

Cassiar, une compagnie minière de la Colombie-Britannique qui s'était d'abord montrée intéressée, recule devant ses faibles chances de l'emporter.

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«On n'avait pas d'assez bons contacts au Ministère pour savoir ce qu'ils attendaient, explique Jim O'Rourke de Cassiar. LAB (Dupéré) était très familier avec le dossier et pouvait donc mieux évaluer la situation. On ne voyait pas d'intérêt à investir plusieurs mois de travail pour arriver à rien au bout de la ligne». D'autres petites sociétés de prospection minière approchées refusent de soumissionner, sûres que Dupéré va l'emporter.

Des offres ridiculement basses

Jean Dupéré est confiant. Trop confiant. Il fait fi de ce que le président de Mazarin, Régis Labeaume, a été l'attaché politique du ministre péquiste Jean-François Bertrand de 1981 à 1985 et qu'il dispose de solides appuis dans le milieu politique provincial.

En 1991, les deux adversaires déposent leurs offres. Dans les deux cas, elles sont ridiculement basses. Pour le Gouvernement, il s'agit d'un marché de dupes: qu'il accepte l'une ou l'autre des offres, il devra payer pour se départir des deux mines d'amiante qui génèrent pourtant 10 millions $ de profits par année.

Les Libéraux veulent vendre, mais pas à Dupéré. Ce dernier est en effet de plus en plus puissant. En achetant Bell et S.A.L., il serait devenu le maître incontesté de l'amiante à Thetford. Défiant le bon sens, et pour des raisons encore obscures, le Gouvernement décide de ne négocier qu'avec Mazarin et ce, dès l'automne.


Benoît Cartier

Président de la Société nationale de l'amiante depuis 1986. Selon Lise Bacon, alors ministre responsable des mines et de la SNA, c'est lui qui a piloté le dossier de la privatisation: «Il avait carte blanche». Actuel responsable de l'accès à l'information à la SNA, M. Cartier a pourtant systématiquement refusé de répondre à nos multiples appels (une vingtaine d'appels échelonnés sur plus de trois mois), prétextant qu'il était occupé ou qu'il n'avait rien à dire sur la question. Maintenant que la SNA s'est départie de tous ses actifs dans l'industrie minière, la SNA ne compte plus qu'une petite équipe de trois employés-es. La SNA n'attend plus, avant d'être dissoute, que Mazarin complète ses obligations envers elle.



Mario Simard

Contrôleur de la SNA depuis 1988, c'est lui qui, dans les négociations avec Mazarin, fournissait les documents pertinents pour l'aider à monter une offre d'achat acceptable. Quelques jours après la vente, il quitte la SNA et devient trésorier chez Mazarin. A ce titre, il se fera d'ailleurs rappeler à l'ordre par la firme comptable Price Waterhouse pour avoir présenté, dans un rapport financier trimestriel en 93, un supposé «gain exceptionnel», provenant de surplus inattendus des caisses de retraite des compagnies minières, «gain exceptionnel» qui correspondait au montant annoncé à Mazarin dans une missive de la SNA produite... par MM. Cartier et Simard! Dans le milieu, on a l'habitude de dire que ce genre de procédé (découverte subite de gain exceptionnel) vise à faire grimper le prix des actions en bourse...


«Mon chien est mort»

Le 27 novembre 1991, Dupéré appelle en catastrophe son avocat, Philippe Casgrain. «Mon chien est mort», dit-il à son ami Casgrain. Il vient d'écouter l'émission télévisée Scully rencontre. L'invitée, Lise Bacon, alors ministre des Ressources naturelles, parle des gens qui l'ont marquée dans sa vie. Elle raconte l'admiration sans borne qu'elle porte à Thérèse Kirkland-Casgrain, une femme qui a vécu un divorce difficile d'un homme qui a posé des gestes «détestables», un certain... Philippe Casgrain. En entrevue à VO, Mme Bacon nous réaffirmera d'ailleurs sa faible estime pour l'avocat de Dupéré et pour Dupéré lui-même, «un être particulièrement désagréable».

«J'ai su à ce moment-là qu'on était ben mal pris», raconte M. Dupéré. Lui-même n'a jamais eu de si bonnes relations avec Lise Bacon, surtout depuis qu'il aurait fait des avances désobligeantes à une attachée politique de Mme Bacon lors d'un voyage en Malaisie.

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Malgré cela, Jean Dupéré espère toujours recevoir une contre-offre du Gouvernement. Mais en vain. «J'ai envoyé lettre sur lettre aux ministères des Ressources naturelles et des Finances, en leur disant que j'étais prêt à bonifier mon offre et on ne m'a jamais répondu», clame Jean Dupéré.

Pendant ce temps, Mazarin négocie constamment avec les fonctionnaires de la SNA. L'offre d'achat datée du 30 juin 1992 est bien construite et démontre que Mazarin avait une connaissance approfondie du dossier. Elle avait pu disposer de renseignements précieux dans le cours des négociations.


Le B-a-ba de l'amiante

Société nationale d'amiante (SNA): elle détenait 54% des actions de la plus importante mine d'amiante du Québec, la Société Asbestos limitée (SAL), 100% des actions des mines d'amiante Bell limitée et 100% des actions de Atlas Turner inc., droits de propriété donnés à Mazarin avec la privatisation. Des trois entreprises achetées, seules Bell et S.A.L. représentent des actifs intéressants. Atlas Turner n'est qu'une coquille vide.

LAB Chrysotile: Le 1er juillet 1986 débute l'exploitation de la société en commandite LAB qui avait comme objectif de rationaliser la production et la vente d'amiante. La commandite constitue une forme de délégation de pouvoirs où les entreprises mettent leurs actifs en commun sans perdre leur identité et remettent à un responsable le soin de gérer les affaires à leur place. Ce rôle a été dévolu à Jean Dupéré, propriétaire de Lac d'Amiante et des Mines Camchib.

LAB a fait des profits à chaque année depuis sa création en 1986 et fournit 60% de la production québécoise, le reste provenant du seul autre producteur, JM Asbestos, d'Asbestos.

[Illustration de la situation en 1991 non reproduite]


Un coup d'éclat

Mais Dupéré n'est pas homme à abandonner. Ne bénéficiant pas, comme son concurrent Mazarin, d'appuis politiques très solides ni de liens privilégiés avec les hauts fonctionnaires, Dupéré ne peut pas jouer de finesse avec le Gouvernement. Il décide alors de foncer. En janvier 1992, il clame dans les médias son droit de préemption, ameutant le tout Thetford sur l'imminence d'une transaction qui risquerait de l'écarter, lui, le «sauveur» de la région. Le Syndicat des métallos de Thetford découvre à la même période que Mazarin envisage d'utiliser les profits générés par les mines d'amiante pour développer un riche gisement de graphite qu'elle possède à Fermont.

La SNA et Mazarin poursuivent néanmoins leur travail. Le 30 juin, Mazarin dépose une nouvelle offre d'achat complète.

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Dupéré sent la soupe chaude. En juillet, il voit bien que les actions de Mazarin suscitent un engouement étonnant à la Bourse. En août, il y va donc d'un grand coup. Il bonifie directement son offre tout en embarrassant son adversaire: il verse à la SNA près de 19 millions $ de dividendes accumulés depuis 1990 par les mines Bell et S.A.L. Ces dividendes constituent de l'argent que LAB tardait à remettre à Bell et S.A.L. et dont une grande partie du montant devait échouer dans les coffres de l'État.

Ce coup d'éclat complique les choses pour la SNA et Mazarin. Du coup, le financement de Mazarin se trouve menacé puisque Mazarin comptait sur ces dividendes non encore versés pour payer la SNA. Et l'offre de son rival devient légèrement supérieure à la sienne, soit une perte d'environ 31,4 millions pour le gouvernement.

Mais le Gouvernement semble déterminé à ne pas vendre à Dupéré et refuse de laisser monter les enchères, comme tout bon négociateur le ferait. Le 5 septembre 1992, le Conseil des ministres autorise la transaction que le président de la SNA, Benoît Cartier, qualifie de nettement avantageuse à l'offre de Dupéré. En coulisse, la SNA en profite pour fixer rétroactivement la date de l'entrée en vigueur de la vente au mois de mars précédent. Mazarin peut ainsi empocher en paix les dividendes passés de près de 19 millions $. Mais cette opération est quelque peu louche et embarrassante pour la SNA et Mazarin. On s'entendra donc pour garder confidentielle les détails de cette transaction entre une société d'État et une société publique.


Petite histoire de l'amiante

1978

Le gouvernement du Parti québécois crée, conformément à sa promesse électorale, la Société nationale de l'amiante (SNA) avec l'intention de nationaliser cette industrie alors très rentable, de favoriser la recherche et de développer le secteur de la transformation de l'amiante.

1980

La SNA achète les deux petites compagnies, Bell et Atlas Turner, au prix de 35,5 millions $.

1982

La Société Asbestos limitée (SAL) est nationalisée. Mais la multinationale états-unienne General Dynamics conteste l'expropriation devant les tribunaux. En 1981, la SNA achète 51,4% des actions votantes de General Dynamics au coût de 42 $ l'action. En 1986, elle est forcée d'acheter le reste des actions de General Dynamics au prix de 87 $ l'action. Coût total de l'achat: 170 millions $.

Quelques années plus tard, les actionnaires minoritaires entament un recours collectif de 175 millions $ pour forcer le gouvernement à acheter leurs actions.

1984 à 1989

L'amiante est victime d'une véritable crise d'hystérie internationale. En 1989, l'Environmental Protection Agency (EPA) américaine proclame le bannissement progressif de l'amiante aux États-Unis et ce, d'ici à 1996. Six pays d'Europe suivent le mouvement, au grand plaisir des fabricants de fibres de remplacement. Les exportations canadiennes vers les États-Unis chutent de 505.000 tonnes en 1979 à 133.000 en 1985, pour atteindre 50.000 tonnes en 1992. Cinq mines ferment. Le nombre d'emplois chute de 4000 à 1400.

1986

La société en commandite LAB Chrysotile, regroupant Bell, S.A.L. et Lac d'Amiante, est formée. L'objectif consiste à contrôler et à régulariser la production. La direction de LAB est confiée au président et propriétaire de Lac d'Amiante, Jean Dupéré.

1986 à 1988

Le gouvernement libéral amorce le processus de privatisation de la SNA par la vente des neuf filiales manufacturières de la SNA. Cette dernière conserve ses quatre filiales en recherche et développement à Sherbrooke, qui emploient 55 personnes.

1991

La production d'amiante atteint son niveau le plus élevé depuis 1986, surtout grâce au nouveau marché asiatique. La Cour d'appel de la Nouvelle-Orléans conclut que l'amiante ne présente pas plus de dangers que les produits de remplacement et annule le règlement de bannissement graduel de l'utilisation de l'amiante aux États-Unis, ce qui permet de continuer à manufacturer et à mettre en marché aux USA des produits d'amiante sécuritaires. Bell et S.A.L. font des profits.

1992

Les compagnies Bell et Asbestos sont vendues à la Société d'exploration minière Mazarin. La SNA se résume à une roulotte où travaillent son président-directeur général, Benoît Cartier, une secrétaire et un contrôleur.

En décembre 1992, Dupéré dépose en Cour Supérieure du Québec une requête en démembrement de la société en commandite, LAB Chrysotile, en invoquant que son droit en préemption (premier refus) n'ayant pas été respecté, l'entente est caduque. La cause est toujours devant les tribunaux.


<Note 1> L'association de la Société Asbestos et des mines Bell, propriétés de la SNA, et les Mines Camchib et Lac d'amiante, aujourd'hui propriétés de Jean Dupéré.

<Illustration> Évolution des bénéfices de LAB depuis 1987.

<Photo> Jean Dupéré, le King défait.

<Photo> Mine de LAB à Thetford Mines.

<Photo> Mine de LAB>.

<Illustration> Principaux exportateurs d'amiante dans le monde (1989).

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Qui est Mazarin?
La Grenouille qui a avalé le boeuf

En 1985, peu avant la défaite du Parti québécois, le sociologue Régis Labeaume laisse son poste d'attaché politique du ministre Jean-Jacques Bertrand et fonde la Société d'exploration minière Mazarin. C'était la belle époque du régime des actions accréditives qui accordaient des déductions fiscales de l'ordre de 166% aux investisseurs prêts à miser sur des secteurs à risque dont la prospection minière. Rapidement, Mazarin obtient les fonds nécessaires et entreprend des activités d'exploration.

En dépit de son inexpérience, Régis Labeaume est habile et il parvient à bien s'entourer. L'aventure s'avère décevante jusqu'à la découverte du gisement de graphite à Fermont (Côte-Nord) en 1988. Après une tentative infructueuse de s'associer avec la société minière Cambior, Mazarin se retrouve dans la dèche. Jusque-là, Mazarin n'avait jamais été rentable et elle devait sa survie aux investissements constants des actionnaires. L'achat de S.A.L. et Bell constitue sa planche de salut.


Marcel De Rouin

Actuel président de Mazarin. Il travaille dans le milieu de l'amiante depuis longtemps. Auparavant employé de la SNA à titre de président de la mine Bell jusqu'en 1987, il fut en fait écarté de la direction de celle-ci lors de la création de la Société en commandite en 1986. Après un court séjour à l'emploi de Cassiar en Colombie-Britannique à la fin des années 80, De Rouin refait surface chez Mazarin en 1990 à titre de vice-président développement. Mazarin n'avait jusque-là aucune prétention dans l'amiante, mais son arrivée coïncide avec l'enclenchement du processus de privatisation des mines d'amiante de la SNA. De Rouin apporte à Mazarin l'expertise dont elle avait besoin pour présenter une offre. Il possède en outre de précieux contacts à la SNA et au Ministère.


Dans les faits, le développement de Mazarin a été financé par le gouvernement du Québec. Régis Labeaume et ses associés ont

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en effet bénéficié, par l'entremise du régime des actions accréditives, de près de 6,3 millions $ en déductions fiscales. Ce financement s'est poursuivi jusqu'à la vente à rabais de ses mines d'amiante de Thetford Mines.

Pourquoi Mazarin?

Mazarin n'avait aucune dette à long terme avant de faire l'acquisition de la SNA en 1992. C'était là sa seule force. Pour le reste, la société n'avait pas de liquidités et, surtout, elle était instable. En effet, à force d'émettre de nouvelles actions, les principaux actionnaires de Mazarin ne possédaient plus que 15% du capital-actions et étaient donc susceptibles d'être déplacés par un autre groupe important. Et en affaires, on aime bien savoir qui a le contrôle.

Malgré ses faiblesses, et avec l'aide du gouvernement, Mazarin a su répondre aux trois conditions posées pour la vente de Bell et S.A.L. Premièrement, l'acheteur devait être solvable: Mazarin n'engage en rien sa solvabilité puisqu'elle paie l'acquisition à même les profits générés par les mines d'amiante. Ensuite, l'acheteur devait avoir une expertise dans le domaine de l'amiante: en mars 1990, Régis Labeaume recrute Marcel De Rouin. Avec ses 25 ans d'expérience dans l'industrie de l'amiante, dont 5 ans comme PDG de la mine Bell, il était l'homme tout désigné. Finalement, l'acheteur devait promettre de réinvestir dans l'amiante les bénéfices générés par les mines d'amiante: en guise de garantie, le gouvernement se fie ici sur la bonne foi de Mazarin.

Probablement dans le but de se rassurer, la SNA exige que Régis Labeaume et Marcel De Rouin s'engagent à demeurer à la tête de Mazarin durant cinq ans. Pourtant, à peine un mois après l'acquisition, la part de Régis Labeaume dans le capital-actions de Mazarin chute à 12%. Le 23 avril 1993, il quitte Mazarin pour se lancer dans un projet de cogénération à Québec. «Ma décision était prise bien avant la transaction», nous a-t-il déclaré en entrevue.

Le torchon brûle entre lui et Marcel De Rouin, disent les rumeurs. «J'avais plutôt besoin d'entreprendre de nouveaux défis», dit le principal intéressé. L'aventure se termine de toutes façons plutôt bien pour Régis Labeaume qui vend ses actions (obtenues en majorité à un prix de faveur) et quitte Mazarin avec plus de 2 millions $ en poche.

<Photo> Régis Labeaume, fondateur de Mazarin.

<Photo> A l'époque de la transaction, Marcel De Rouin, vice-président de Mazarin, et Me Michel Décary, procureur de Mazarin.

Mazarin et son rêve de graphite

Pour Mazarin «la fauchée», la transaction avec la SNA ouvre la porte à la réalisation d'un rêve qu'elle caresse depuis longtemps: développer l'extraordinaire gisement de graphite en paillette qu'elle a découvert à Fermont, sur la Côte-Nord, en 1988. Ce gisement, un des plus riches au monde, permettra de produire pour les 50 prochaines années.

Régis Labeaume a toujours nié vouloir se servir des profits de l'amiante pour financer le développement de son gisement de Fermont. Pourtant, en janvier 1992, alors que Mazarin recherche désespérément les 2 millions $ pour financer son offre d'achat, Régis Labeaume se présente au Fonds de solidarité de la FTQ avec, en main, une résolution d'appui du Conseil municipal de Fermont datée du 13 janvier 1992.

Les élus de Fermont demandent au Fonds de solidarité de la FTQ «d'appuyer tous projets ou démarches de Mazarin inc. qui seraient susceptibles de lui fournir éventuellement les moyens financiers pour mettre en exploitation le gisement de graphite».

Labeaume obtient l'aide du Fonds, mais pour un temps seulement. Le Syndicat des métallos de Thetford Mines s'élève contre cette décision. Les mines d'amiante ont besoin d'être modernisées. «On n'a rien contre le fait que Mazarin veuille développer le graphite à Fermont, mais qu'ils ne viennent pas sucer les profits des mines d'amiante!», s'exclame André Brochu, président du Syndicat des métallos de la mine Lac d'Amiante et également coprésident du comité paritaire sur l'industrie minière du Québec.

L'avenir nous dira s'il a eu raison de craindre cela.

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Rien à risquer:
analyse financière de la transaction

Pour Mazarin, la transaction fut un véritable cadeau du ciel. L'entreprise, qui avait essuyé des pertes de près de 5,4 millions $ en 1991 et de plus de 600.000 $ en 1992, réalisait des gains de 8,8 millions $ en 1993. Elle qui ne générait que 79.000 $ de revenus d'exploitation en 1992, voyait sa production grimper à 12,8 millions $ un an plus tard, et sa valeur boursière passer en quelques mois de 5,5 millions $ à 33,1 millions $. Dans les faits, les actionnaires et les dirigeants de Mazarin se sont enrichis de 27,6 millions $ en un temps record, la valeur nette de leur action augmentant de 502%.

VO a mis la main sur l'offre d'achat de Mazarin datée du 30 juin 1992, à un moment où il ne restait que quelques détails à régler. Sur la foi de ce document négocié entre les deux parties et en s'inspirant d'autres documents déposés à la Commission des valeurs mobilières du Québec, Léo-Paul Lauzon, professeur de comptabilité à l'UQAM, a estimé la valeur des entreprises étatiques cédées à Mazarin.

Ainsi, Mazarin a payé 34,3 millions $ pour des entreprises qui en valent au bas mot 69,6 millions $. La collectivité québécoise a donc subi une perte monétaire de 35.280.000 $.

Qui plus est, Mazarin ne débourse pas un seul sou dans l'opération. Les 2 millions $ qu'elle verse comptant, Mazarin les obtient du Groupe Amiante 2000, formé des dirigeants de Mazarin et d'investisseurs de Thetford Mines dont la famille Grenier et ce, à des conditions défiant toute concurrence. Le solde de la transaction sera remboursé à même les profits générés par la participation de 40% que détiennent Bell et S.A.L. dans la société en commandite LAB Chrysotile. Mazarin ne risque rien: elle n'est tenue de rembourser que si les mines font des profits. «C'est un pur leveraged buy-out (achat par effet de levier)», a expliqué à l'époque le président de la SNA, Benoît Cartier.

Qu'est-ce que Mazarin a obtenu?

En vendant ses actifs dans l'amiante à Mazarin, l'État québécois a cédé à l'entreprise un généreux dividende annuel versé par LAB Chrysotile qui a totalisé 10,9 millions $ en 1992, le droit pour Mazarin d'imposer des honoraires de gestion de 300.000 $ par année aux trois firmes privatisées et le droit d'encaisser sur le champ des actifs d'une valeur de 52,8 millions $ détenus par les trois compagnies vendues (Asbestos, Bell et Atlas Turner) et qui peuvent être liquidés sans affecter l'exploitation normale de ces entreprises. D'ailleurs, les dirigeants de Mazarin comptent bien s'en départir dans les plus brefs délais comme ils l'ont clairement indiqué dans leur documents fournis à la SNA et au gouvernement du Québec.

Les gains de Mazarin

1. Les liquidités détenues par les trois firmes cédées (dont les dividendes rétroactifs dûs à la SNA). En 1991 et 1992, LAB Chrysotile avait reporté le versement de près de 19 millions $ en dividendes à la SNA. La raison? «Nous voulions nous assurer un meilleur fonds de roulement», explique Jean Dupéré. Ce dernier, pourtant, voyant que la vente de la SNA lui glisse entre les doigts, décide de verser cette somme en catastrophe, ce qu'il fait en deux versements, en mars et août 1992.

2. Une partie des surplus accumulés des fonds de retraite. En mars 1993, Mazarin annonce qu'elle vient de «découvrir» une somme de 43,3 millions $ versée en trop dans dix régimes de retraite des trois sociétés acquises. Mazarin avait pourtant établi dans son offre d'achat du 30 juin 1992 la valeur marchande des surplus des dix régimes de pension à 43,3 millions $. Sa part d'employeur lui permettra d'obtenir un remboursement de 20 millions $.

3. Le quai de Deception Bay. La SAL possède un quai en eau profonde à Deception Bay dans la région de l'Ungava. Un revenu net de 3 millions $ était envisagé lors de la vente prévue en 1993.

4. Les recouvrements d'impôts. La SAL et Bell avaient accumulé des pertes fiscales de 56 millions $ dont 49,4 millions $ au niveau fédéral et 6,6 millions $ au provincial. Ces pertes peuvent être reportées sur un maximum de sept ans. Cet avantage était convenu dans l'offre d'achat, alors que Mazarin prévoyait encaisser la totalité des profits réalisés par SAL et Bell qui n'auraient pas à payer d'impôts sur le revenu jusqu'en 1996. De plus, Mazarin a droit à un recouvrement d'impôts de 1,5 millions $ qu'il peut encaisser à brève échéance.

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5. Le recouvrement d'assurances de Lloyds. En 1992, Mazarin encaissait des remboursements de la compagnie d'assurances Lloyds à la SNA. A ce sujet, Mazarin insiste sur le fait qu'elle a assumé toute poursuite future des travailleurs rendus malades à cause de l'exposition aux fibres d'amiante. Dans les faits, la S.A.L. et Bell détiennent une police d'assurance de 2 milliards $ de la Lloyds, une somme de beaucoup supérieure aux frais qu'elle devra assumer.

6. Les autres propriétés foncières. Bell et la S.A.L. possèdent des terrains au Québec et ailleurs dans le monde.

Autres avantages découlant de la transaction

- Effacée, la dette de 133 millions $. Par un savant stratagème, Mazarin encaissera 55,7 millions $ de 1992 à 1996 sur le compte des actionnaires minoritaires de la Société Asbestos (SAL). Voyez un peu: l'aventure de l'amiante a coûté au bas mot 500 millions $ au Gouvernement. Au moment de la privatisation, Bell et SAL devaient encore une partie des «avances» consenties par la SNA et le Gouvernement, soit 133 millions $. Lentement mais sûrement, SAL et Bell avaient entrepris de rembourser cette dette à la SNA en 1990 et 1991. Avec la vente de SAL et Bell à Mazarin, le Gouvernement efface la dette de la SNA à son endroit. Par contre, SAL et Bell continuent d'avoir une dette à l'endroit de leur nouveau propriétaire, soit Mazarin.

Par cet artifice comptable, Bell et SAL sont condamnés à ne pas pouvoir déclarer de profits durant de longues années, puisque leurs revenus nets serviront à «rembourser» les «avances» qu'ils doivent à Mazarin. Les actionnaires minoritaires, qui contrôlent encore 46% de SAL, doivent dire adieu à leurs dividendes: 100% des profits potentiels de SAL iront à Mazarin et ce, pour encore de nombreuses années.

- un abri contre les poursuites des actionnaires minoritaires. En 1986, le gouvernement du Parti québécois est forcé par les tribunaux de payer 87 $ l'action à General Dynamics qui détient 54,6% des actions de S.A.L. Une fortune pour des actions qui n'en valent plus que 10 $! Les actionnaires minoritaires, que Québec refuse d'exproprier, crient à l'injustice. Débute alors une longue saga judiciaire qui pourrait coûter 175 millions $ au trésor québécois s'ils obtiennent gain de cause.

Le gouvernement dégage Mazarin de toute responsabilité à l'égard des poursuites entamées par les actionnaires minoritaires, mais pour 5 ans seulement. Par la suite, il peut exiger de Mazarin le moindre de 5 millions $ ou 10% du flux monétaire.


L'analyse et les données financières de ce texte sont tirées en grande partie de l'étude réalisée par Léo-Paul Lauzon, professeur de comptabilité à l'UQAM et intitulé Analyse socio-économique: la privatisation de l'amiante au Québec.

Les «cadeaux» à Mazarin

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                                                            valeurs nettes
                                                            (en millions $)
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1. Liquidités détenues par les trois firmes cédées (dont        23,1 M$
   les dividendes rétroactifs)
2. Partie des surplus accumulés des régimes de retraite         20,1 M$
   revenant à l'acheteur
3. Quai en eau profonde à Deception Bay dans la région           3,0 M$
   de l'Ungava
4. Recouvrement d'impôts                                         1,5 M$
5. Recouvrement d'assurances de LLoyds                           1,7 M$
6. Autres propriétés foncières                                   3,4 M$
 
Total                                                           52,8 M$
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Mazarin obtient plus de 52 millions $ d'actifs détenus par les trois compagnies contrôlées par la SNA.


[début de la page 38 du texte original]

Partager le butin: le grand gagnant

«Le processus d'appel d'offres s'est fait correctement et de façon honnête. On m'a invité à faire une offre, j'ai offert ce que je pouvais payer et je l'ai obtenu, lance l'ex-président de Mazarin, Régis Labeaume. Je suis très content pour les actionnaires».

Et comme le bonheur des actionnaires se mesure à même les profits générés par leurs investissements, ils ont de quoi être heureux, et drôlement! En effet, les actionnaires ont vu le prix de leurs actions grimper de 0,15 $ à 1,60 $ en quelques mois. Mazarin, qui était jusqu'alors en mauvaise posture financière, a vu ses revenus d'exploitation grimper de 79.000 $ par année avant la transaction à... près de 12,9 millions $ l'année suivante. Un beau coup, en effet, mais financé à même les poches des contribuables.

De plus, Mazarin n'a même pas à gérer les sociétés d'amiante acquises puisque l'exploitation de ces entreprises revient en exclusivité à LAB, Société en commandite, et ce, depuis 1986. Mazarin n'aura qu'à s'asseoir sur ses lauriers et à encaisser les généreux dividendes versés par LAB.

Quand Les dirigeants se graissent la patte

Profitant de la manne étatique, les dirigeants de Mazarin se sont donnés de généreuses options d'achat d'actions et ont acheté 775.000 actions ordinaires au prix de 0,29 $ l'unité, alors que la valeur au marché de l'action oscillait autour de 1,20 $ au cours de cette période. Ainsi, ils ont rapidement réalisé un gain par action de 0,91 $, soit un

[début de la page 39 du texte original]

total de 700.000 $. Le nouveaux dirigeants de Mazarin, dont Mario Simard, le transfuge de la SNA, ont aussi largement bénéficié de nouvelles options d'achat d'actions.

Les cadres chez Mazarin sont drôlement bien traités. Ainsi, l'avis de convocation à l'assemblée annuelle et spéciale des actionnaires de 1993 révèle que les deux plus hauts dirigeants de Mazarin ont reçu une rémunération annuelle moyenne de 303.311 $, sans compter les avantages sociaux et surtout les gains réalisés et potentiels sur les fastueuses options d'achat d'actions qu'on leur a octroyées <note 1>.

<Note 1> Leur rémunération annuelle dépasse, et de loin, celle des dirigeants des plus importantes entreprises québécoises dont celle de Jocelyn Tremblay, pdg de la Société des alcools, qui a reçu 130.000 $ en 1993 et Richard Drouin, président du conseil et chef de direction d'Hydro-Québec, à 286.000 $.

Ce texte est tiré en grande partie de l'étude réalisée par Léo-Paul Lauzon, professeur de comptabilité à l'UQAM, et intitulé Analyse socio-économique: la privatisation de l'amiante au Québec.

<Illustration> Prix mensuel de l'action de Mazarin transigée à la Bourse de Montréal du 1er avril 1992 au 30 juin 1993 (en cents).

<Illustration> Volume mensuel des actions de Mazarin transigées à la Bourse de Montréal du 1er avril 1992 au 30 juin 1993 (en millions).

<Photo> Lise Bacon, ministre de l'Énergie et des Ressources à l'époque de la vente à Mazarin.

La SNA, cette silencieuse

Officiellement, le processus de vente a été confié à un groupe de travail formé de représentants de la SNA, du ministère de l'Énergie, des Mines et des Ressources (Ressources naturelles aujourd'hui) et du ministère des Finances.

Selon Denis Hamel, adjoint au sous-ministre associé aux mines, le processus de vente a été entre les mains de Benoît Cartier, président de la SNA. «Benoît Cartier avait le mandat de vendre les mines. La SNA a approché elle-même les acheteurs potentiels. Le MEMR était exclu de ça, puisque la SNA relevait directement du ministre», dit-il.

La ministre de l'époque elle-même, Lise Bacon, lance la serviette à Benoît Cartier. «Le politique n'a rien à voir dans la décision. C'est l'administratif qui a géré tout cela. Benoît avait carte blanche. On nous a toujours dit que l'offre de Mazarin était supérieure et c'est sur cette base qu'on a donné notre accord à la vente à Mazarin. Parce qu'on avait déjà assez perdu d'argent avec l'aventure de l'amiante». Difficile de se faire une idée claire: Benoît Cartier a refusé de nous parler...

La confidentialité au service de la nation

Dans tout le rapport annuel de la SNA qui a suivi la vente, un seul paragraphe concerne la transaction!

Le contrat de vente lui-même n'a d'ailleurs jamais été rendu public. Jean Dupéré s'est fait refuser le contrat de vente devant la Commission d'accès à l'information. VO également <note 1>. Une décision bizarre, puisque le commissaire M. Pierre Cyr a invoqué le fait que la divulgation des clauses de ce contrat mettrait en péril la nation québécoise: «(...) une telle divulgation causerait un préjudice sérieux aux tiers et porterait sérieusement atteinte aux intérêts de l'organisme, sinon de la collectivité québécoise même». Le juge Letarte de la Cour supérieure du Québec avait d'ailleurs ordonné d'apposer les scellés sur le contrat de vente et ses annexes en mars 93, en attendant, disait-il, que la Cour d'appel ne se penche sur la pertinence de la confidentialité de ce contrat.

D'ici quelques années, ces documents deviendront publics... du moins on l'espère!

<Note 1> Sur le sujet du manque croissant de transparence du gouvernement, voir l'éditorial «L'opacité des gouvernements: l'autruche à queue de paon», dans VO n° 245.

<Photo> Benoît Cartier.

[début de la page 40 du texte original]

Conte pour tous:
la transaction racontée simplement

Les analyses financières sont souvent fort indigestes. Voici en complément à cette analyse une petite analogie qui raconte et explique bien simplement cette affaire.

Comparons l'opération à la vente d'un immeuble à revenus dont on aurait omis de réclamer le paiement des loyers depuis deux ans à la personne qui est responsable de collecter les loyers. Vous êtes propriétaire de cet immeuble (qui rapporte environ 9 millions $ de revenus par année) que j'offre de vous acheter au prix de 34 millions $. Mais il y a un hic! je n'ai pas un sou.

J'ai heureusement des amis qui acceptent de mettre 2 millions $ comptant, en échange de la garantie de recevoir un rendement extraordinaire sur leur mise.

Mais comment résoudre mon problème de solvabilité? Une solution simple et qui m'évite de m'endetter: je m'engage à vous payer les 32,3 millions $ supplémentaires à même l'argent à venir de l'achat de l'immeuble. Et il y en a pas mal:

1 - les loyers non perçus (dividendes accumulés dans le cas de l'amiante) depuis deux ans totalisent près de 19 millions $.;

2 - les surplus d'un fonds d'investissement-rénovation (caisses de retraite dans le cas de l'amiante) qui vont me redonner bientôt près de 20 millions $, et

3 - les revenus annuels des loyers à venir (flux monétaires des mines dans notre cas) qui tournent autour de 9 millions $.


Un cadeau des dieux

En 1991, la décision de l'Environment Protection Agency (EPA) des États-Unis de bannir l'utilisation de l'amiante aux États-Unis venait d'être renversée par les tribunaux. Après dix ans de déficits, la SNA faisait de bons profits...

Le processus de privatisation a été particulièrement douteux. Les négociations avec la Société Mazarin ont abouti à la conclusion d'une entente qui a fait dire au président de Mazarin qu'il venait d'obtenir un vrai cadeau des dieux. Le gouvernement a payé Mazarin pour qu'elle acquière ses mines...

Véritable cadeau des dieux, en effet: les actions de Mazarin qui végétaient à 0,20 $ depuis longtemps font un bond extraordinaire jusqu'à 2 $ en moins d'un an. Pourtant rien ne forçait le gouvernement à conclure à si mauvais compte la transaction. Il aurait pu faire monter les enchères, Pourquoi le gouvernement n'a-t-il pas attendu pour vendre? Il aurait pu relancer un autre appel d'offre et, en attendant, attendre et encaisser, peinard, les dividendes réalisés par Bell et S.A.L. Il n'y avait même plus à gérer les mines d'amiante, mission qui avait été confiée à une société en commandite. Mais cela aurait été sans compter sur le zèle de ces hauts fonctionnaires à s'acquitter de cette noble tâche... et sur le gouvernement libéral qui avait fait de la privatisation de l'amiante un symbole.


Comme si ça ne suffisait pas, je vais pouvoir profiter de déductions fiscales parce que vous avez accumulé certaines

[début de la page 41 du texte original]

pertes dans les années passées, et j'aurais également la possiblité de vendre une propriété secondaire que vous avez dans le Grand Nord (le quai de Deception Bay) et pour laquelle vous venez de recevoir une offre de 3 millions $.

Un dernier obstacle

Il y a un dernier obstacle: quelqu'un d'autre est intéressé à votre immeuble. Il vous a aussi présenté une offre d'achat, pas très généreuse. Mais c'est avec moi que vous désirez traiter. Or ce concurrent, qui en fait est le responsable de la collecte des loyers, décide de bonifier son offre en vous versant le montant des loyers dûs depuis deux ans (19 millions $). Nouveau problème: non seulement son offre d'achat devient plus intéressante que la mienne mais en plus il nous coince drôlement. En perdant ce 19 millions $, j'hypothèque sérieusement ma capacité de vous rembourser l'achat de l'immeuble.

Vous demeurez heureusement toujours intéressé à conclure la transaction avec moi. Et mijote tout à coup l'idée de signer l'entente rétroactivement à une date qui précède le versement de ces loyers accumulés.

C'est donc réglé. Ne reste plus qu'à s'assurer que les membres de votre famille, pour lesquels vous administrez cet immeuble, n'apprendront pas tous les dessous de cette affaire, ce qui risquerait évidemment de vous mettre dans l'embarras. On s'entendra donc pour garder confidentiels les détails de cette affaire...

<Photo> A Thetford Mines, la société Asbestos et les mines Bell partagent le même immeuble, la même adresse.

<Photo> John Ciaccia et Christian Sirros, membres du Conseil des ministres en 1992. Ministre des Ressources naturelles avant Lise Bacon, John Ciaccia était partisan depuis 1985 de la privatisation de l'amiante. Christian Sirros est l'actuel titulaire du portefeuille des Ressources naturelles.