Marie Boutin, a.-g.
Introduction
1. Les limites territoriales actuelles
1.1 Limite Québec-Ontario
1.1.1 Segment du Saint-Laurent
1.1.2 Segment Vaudreuil-Soulanges
1.1.3 Segment de l'Outaouais
1.1.4 Segment du lac Témiscamingue
1.1.5 Segment de la méridienne
1.2 Limite septentrionale
1.3 Le Labrador
1.3.1 La délimitation
1.3.2 La démarcation
1.3.3 Contestation du jugement
1.4 Limites méridionales
1.5 Frontières du Québec dans le Saint-Laurent
1.5.1 L'estuaire du Saint-Laurent
1.5.2 Le golfe du Saint-Laurent
1.5 .3 Statut du golfe du Saint-Laurent
2. Souveraineté et droit international
2.1 L'intangibilité des frontières
2.2 États enclavés
2.2.1 Hypothèse première: projection maritime
2.2.2 Hypothèse seconde: l'enclave
3. Le volet autochtone en territoire québécois
3.1 Le régime juridique canadien
3.2 Point de vue autochtone
4. Intégrité du territoire à l'âge spatial
5. Le mandat du ministère de l'Énergie et des Ressources
Conclusion
Marie Boutin est diplômée de l'Université Laval, B.Sc.A. Géodésie (arpentage) et membre de l'Ordre des arpenteurs-géomètres depuis 1987. Elle est aussi diplômée de l'Université de Montréal, B.Sc. Géographie physique (1981). Elle poursuit présentement des études de deuxième cycle en Système d'information géographique.
Conjointement, l'Association des jeunes arpenteurs-géomètres du Québec et le département des sciences géodésiques et de télédétection de l'Université Laval, ont présenté, le 6 mai dernier, sur le campus de l'Université Laval, une journée d'étude traitant des frontières du Québec. Cet événement s'adressait donc à toute personne intéressée par la question relative aux frontières et à l'intégrité du territoire québécois, notamment les arpenteurs-géomètres, juristes, géographes, historiens, politicologues et autres.
Le comité organisateur de l'événement a voulu présenter les différents aspects juridique, scientifique et géopolitique, l'évolution des enjeux de la question de l'intégrité du territoire québécois et de ses frontières. Plus spécifiquement, il s'est fixé les objectifs suivants:
- présenter les différents types de frontières délimitant le Québec et les questions ou litiges, actuels ou potentiels, relatifs à chacun;
- connaître les principes de droit et de géopolitique pouvant influer sur l'intégrité du territoire québécois;
- évaluer l'impact du développement scientifique sur la connaissance du territoire et l'analyse des questions frontalières:
- évaluer les enjeux que soulève vraiment l'accession du Québec au statut d'État souverain, en regard de l'intégrité de son territoire actuel.
Pour réaliser ses objectifs, le comité a réuni, pour une journée, une dizaine de conférenciers spécialistes. Permettez-moi de vous les présenter:
M. Dorion, juriste et géographe, est le directeur des relations internationales de la recherche et de la conservation au Musée de la civilisation du Québec. Il est l'auteur d'un ouvrage sur l'étude systématique des frontières en considération de la frontière du Québec/Terre-Neuve au Labrador, publié aux presses de l'Université Laval. Spécialiste de la géopolitique et des relations internationales, il a présidé les travaux de la Commission d'étude sur l'intégrité du territoire du Québec avant d'exercer, entre autres, les fonctions de délégué général du Québec à Mexico.
Me Brun, avocat, docteur en droit, est professeur de droit constitutionnel à l'Université Laval. Il est, entre autres, l'auteur de: «Le territoire du Québec, six études juridiques », Québec, presses de l'Université Laval, 1974; «Charte des droits et libertés», 4e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, Collection Alter Ego, 1990.
Me Brun a plaidé plusieurs causes constitutionnelles importantes en Cour suprême et en Cour d'appel.
M. Berthier Beaulieu est, depuis 1989, professeur de législation foncière au département
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de sciences géodésiques et de télédétection de l'Université Laval. Auparavant, il a oeuvré plusieurs années à titre d'arpenteur-géomètre en cabinet privé et il a fréquemment agi comme expert devant les tribunaux québécois.
Il détient (depuis 1973) un baccalauréat en sciences appliquées et depuis 1979, une maîtrise en administration des affaires de l'Université Laval. En 1989, il obtient un doctorat de l'Université de Montréal, suite à des études en droit et en aménagement.
A ce titre de chercheur, il poursuit une étude sur les conséquences de l'utilisation de la télédétection sur la souveraineté et l'intégrité du territoire canadien. Il est également l'auteur de nombreux articles et conférences sur ces sujets.
Il est professeur de droit international public et de droit constitutionnel. Il est l'auteur d'un ouvrage sur le droit international public ainsi que de plusieurs articles spécialisés sur des problèmes actuels de la société internationale. Il effectue présentement des recherches sur les frontières maritimes entre états souverains.
Me Lacasse, avocat et géographe, est professeur à la faculté de droit à l'Université d'Ottawa. Autrefois conseiller juridique auprès du ministère des Richesses naturelles du Québec, il a aussi occupé diverses fonctions au sein de commissions gouvernementales dont celle de secrétaire de la Commission d'Étude sur l'Intégrité du Territoire du Québec et de président de la Commission de négociations des affaires indiennes.
M. Morneau est sous-ministre associé aux terres, ministère de l'Énergie et des Ressources.
M. Saganash est chef exécutif du Grand Conseil des Cris (Québec) et membre de nombreux conseils d'administration d'organismes oeuvrant sur le territoire de la Baie James.
Me Dupuis est membre du Barreau du Québec, de la Commission canadienne des droits de la personne, professeure à l'École nationale d'administration publique. Elle est notamment avocate-conseil en matière de droit autochtone.
Me Turp est membre du Barreau du Québec, détenteur d'un doctorat d'état (Paris II) et professeur à l'Université de Montréal. Il est secrétaire général de la Société québécoise de droit international. Expert-désigné de la Commission sur l'avenir politique et constitutionnel du Québec, il est expert-désigné de la Commission d'étude des questions afférentes à l'accession du Québec à la souveraineté.
M. Tcherkassov est géographe, diplômé de l'Université de Moscou et chercheur supérieur à l'institut USA-CANADA, Académie des sciences de la Russie.
Quel est l'état actuel des limites territoriales au Québec? Quel est le statut juridique qui s'y rattache? Dans l'éventualité d'un changement de statut, qu'advient-il de nos frontières? Sont-elles délimitées, sont-elles démarquées? Existe-t-il une servitude autochtone qui affecte le territoire? Si oui, est-elle définie sur le territoire ou bien affecte-t-elle l'ensemble du territoire? Le Québec a-t-il des droits dans les eaux riveraines? Toutes ces questions doivent être prises en considération.
Certes, les experts réunis lors de cette journée d'étude apportent des réponses, ou à tout le moins des opinions face à toutes ces questions. Vous serez en mesure de constater que, sur certains points, les experts sont unanimes, alors que sur d'autres, les avis sont nuancés, prudents, voire même divergents.
Je me suis donc substituée à un «journaliste-reporter» et j'ai tenté de vous rapporter le plus fidèlement, dans ce dossier spécial, les aspects traités lors de cette journée d'étude.
La définition des limites territoriales au Québec est le résultat d'une suite d'événements historiques qui se sont échelonnés depuis plusieurs siècles. Pour le juriste Henri Dorion, le processus de définition territoriale du Québec est, à ce jour, incomplet, parce que toutes ces frontières extérieures ne sont pas délimitées et démarquées de façon claire et définitive. Certaines sont bien délimitées et démarquées, d'autres délimitées mais non démarquées et finalement, certaines non délimitées et non démarquées.
Aussi, ajoute-t-il, il subsiste encore de nombreuses zones grises. De façon générale, trois segments semblent causer problème; le segment Québec/Terre-Neuve (Labrador), le segment Québec/Territoire du Nord-Ouest (limite septentrionale) et le segment dans le golfe Saint-Laurent.
De 1966 à 1972, la Commission d'Étude sur l'lntégrité du Territoire du Québec (CEITQ), présidée par Henri Dorion, s'est penchée sur la problématique des frontières du Québec. En s'appuyant sur le contenu du rapport de la Commission et des propos de M. Henri Dorion à cette journée d'étude, un bref examen des limites territoriales, en faisant le tour du Québec, vous est proposé.
Selon les conclusions du rapport de la CEITQ, le problème de la limite Québec/Ontario est relativement simple. Certains segments sont aujourd'hui bien démarqués sur le terrain, soit les segments terrestres, alors que d'autres n'ont pas encore fait l'objet d'une délimitation définitive, soit les segments du Saint- Laurent et de l'Outaouais.
1.1.1 Le segment du Saint-Laurent, quant à lui, est validement délimité par la loi de 1851, qui fixe la limite «au milieu du lac Saint-François et au milieu du grand chenal du fleuve Saint-Laurent». Selon ces termes, il reste à savoir où était exactement le grand chenal du Saint-Laurent en 1851, et où est la ligne imaginaire entre le lac et le fleuve. A cette première question, la position du Québec a été de se référer aux cartes de
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l'époque, qui placent le grand chenal au nord de l'île Colguhoun. Quant à la deuxième question, les positions du Québec et de l'Ontario sont différentes. En se référant à des normes de géographie physique, à l'usage, aux cartes et à des critères de convenance, et en respectant les textes intégraux, le Québec serait justifié de considérer comme québécoises certaines îles revendiquées par l'Ontario (îles Crabs, Colguhoun et Thompson). Cependant, la CEITQ, faisant suite à une proposition bien établie par le Québec et accueillie par l'Ontario en 1960, propose une limite plus simple et plus pratique, située au milieu de la voie maritime du Saint-Laurent. Cette solution, qui fait en quelque sorte une moyenne entre les propositions ontariennes et québécoises, laisse à l'Ontario les îles Crabs et Colguhoun, et au Québec les îles Thompson, Ross et Butternut.
1.1.2 Les segments de Vaudreuil-Soulanges, qui courent du Saint-Laurent à la rivière des Outaouais, quant à eux, ne comportent aucun problème, puisqu'ils sont à la fois bien délimités et démarqués.
1.1.3 Le segment de l'Outaouais est une frontière bien délimitée que les provinces n'ont pas mis en doute. En effet, les textes sont clairs, valides et précis (aussi bien les textes de lois que les levés d'arpentages); la limite est «le milieu du chenal principal de la rivière des Outaouais».Il reste cependant que cette limite interprovinciale devrait être démarquée de façon définitive.
1.1.4 Le segment du lac Témiscamingue est aussi une frontière bien délimitée, reconnue par les provinces, selon des plans et cartes existant depuis au moins un siècle. Le tracé de cette limite se situe au milieu du lac Témiscamingue et à la médiane du bras principal du lac. Une démarcation conjointe définitive est toutefois recommandée.
1.1.5 Finalement, le segment de la méridienne, qui s'étend de la tête du lac Témiscamingue jusqu'au rivage de la Baie James, est comme celui de Vaudreuil- Soulanges, bien délimité et démarqué, et ne fait l'objet d'aucun litige. Cependant, comme le souligne la CEITQ: «des rectifications mineures pourraient être envisagées pour éviter que des parcelles de territoire soient en position de
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périclaves (secteurs que l'on ne peut atteindre qu'en empruntant le territoire de la province voisine).
Comme il est fait mention ci-haut, la limite septentrionale, soit celle qui sépare le Québec des Territoires du Nord-Ouest, constitue une limite litigieuse. En fait, la délimitation des frontières septentrionales provient des termes des lois d'extension des frontières du Québec (1898 et 1912) qui fixent la limite «à la ligne du rivage». Bien que cette frontière soit délimitée, elle fait l'objet de contestation, d'interrogation, à tout le moins de révision.
Le coeur du problème réside dans l'interprétation de ces textes. Qu'entend-on par rivage? S'agit-il de la ligne des hautes eaux ou des basses eaux? Qu'il s'agisse de l'une ou l'autre de ces lignes, les conséquences sont nombreuses: la distance entre la ligne des basses eaux et celles des hautes eaux peut atteindre jusqu'à plusieurs milles à certains endroits. La superficie totale des estrans au Nouveau Québec est de l'ordre de plusieurs centaines de milles carrés. Aussi, de nombreuses îles, qui pourraient être fédérales ou québécoises, sont compromises dans la laisse de basse mer.
Le rapport de la CEITQ stipule que «la jurisprudence, la doctrine et l'usage conventionnel ne suffiront pas à interpréter de façon sûre et précise les termes des lois d'extension des frontières du Québec (1898 et 1912)». Le rapport ajoute «paradoxalement, les autorités québécoises et fédérale ont semblé préconiser les interprétations qui leur étaient le moins favorables, soit respectivement la ligne des hautes eaux et la ligne des basses eaux».
L'interprétation du rivage comme étant la ligne des hautes eaux implique qu'une bande de territoire de quelques milles de largeur, faisant partie des Territoires du Nord-Ouest, enveloppe le territoire du Québec et disparaît deux fois par jour, sous la marée. Cette interprétation implique aussi que tous les quais et embarcadères soient en partie au Québec, en partie aux Territoires du Nord-Ouest. Ceci implique aussi que les Territoires du Nord-Ouest s'enfonceraient à l'intérieur des estuaires des grandes rivières du Nord; de nombreuses îles et presqu'îles demeureraient juridiquement rattachées aux Territoires du Nord-Ouest, malgré qu'elles soient géographiquement rattachées au Québec.
Par contre, l'interprétation du rivage comme étant la ligne des basses eaux offre moins d'inconvénients sans toutefois réduire les difficultés. En effet, «le problème de la fixation de la frontière dans les estuaires se poserait encore; mais il serait alors logique que la frontière coupe les estuaires à leur embouchure même. De même, subsisteraient le problème pratique de la double juridiction sur la plupart des ouvrages littoraux ainsi que l'inconvénient du principe d'un épiderme fédéral en tournant le corps territorial des provinces au-delà de la ligne des basses eaux» conclut le rapport de la CEITQ.
La Commission ajoute: «il existe une symbiose traditionnelle et profonde entre les îles et la terre ferme, notamment au chapitre de l'occupation du territoire par les populations esquimaudes. L'administration (police, santé, etc.) des îles littorales ne peut se faire de façon raisonnable, économique et efficace, qu'à partir de la terre ferme la plus rapprochée».
La solution réside dans une ligne suivant l'équidistance des rives, sauf à contourner au plus près les îles qui seraient autrement sectionnées.
Évidemment, cette discussion de l'interprétation de la limite septentrionale est valable pour la situation actuelle, soit celle d'un Québec comme province à l'intérieur du Canada. Dans l'éventualité d'un Québec souverain, s'ajoute à ces discussions toute la question de la souveraineté dans les eaux d'un état riverain.
Le texte de délimitation de la frontière Québec/Terre-Neuve (Labrador) est consigné dans la décision du comité judiciaire du Conseil privé (en 1927 et surtout en 1949, lors de l'union de Terre-Neuve au Canada). Cette décision constitue en fait l'aboutissement de plus d'un siècle et demi d'indéfinition et de 26 ans de différence concernant la frontière du Labrador.
Le litige a pris naissance lorsque le Québec a pris connaissance d'un article publié le 26 novembre 1902, dans le «Canada Lumberland» qui révélait qu'une compagnie au nom de
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«Grand River Pulp and Lumber Co. Ltd», compagnie incorporée à Terre-Neuve, avait obtenu du gouvernement de Terre-Neuve les concessions forestières sur les deux rives de la rivière Hamilton, à partir des environs des chutes Hamilton jusqu'à Goose Bay. Suite à cette découverte, le 5 décembre 1902, le sous-ministre des Terres, Mines et Pêcheries, M. J. E. Taché, tentait, par correspondance, de vérifier ces faits auprès du président de la Grand River Pulp and Lumber Co. Ltd, et de lui faire savoir que cette concession était invalide puisqu'une partie de ce territoire était partiellement québécoise. La réponse du président Dickie fut expéditive et s'opposait à l'interprétation du Québec. C'était le début d'un long débat.
Le Québec s'adressa, par la suite, au gouvernement fédéral, en lui demandant d'exercer ses pouvoirs pour cesser cette intrusion. Le dossier fut transmis au Secrétariat d'État du Dominion, le 18 décembre 1902, qui lui, le transmettait au ministère de la Justice à Ottawa et puis, au Conseil privé canadien (en quelque sorte le Conseil des ministres). Le 10 mars 1903, le Conseil privé canadien émet une opinion favorable aux interprétations québécoise et canadienne, c'est-à-dire conclut à une concession invalide et en recommande l'annulation.
Puisque les parties, soit les gouvernements de Terre-Neuve, Québec et canadien n'arrivaient pas à s'entendre, Terre-Neuve maintenant toujours ses prétentions au territoire en dispute, il y avait lieu de porter l'affaire devant les tribunaux, soit au comité judiciaire du Conseil privé.
Vu la lenteur des procédures et des négociations en cours, les gouvernements auraient parallèlement et conjointement décidé de porter le problème au comité judiciaire du Conseil Privé de Londres. En 1927, la décision du comité judiciaire du Conseil Privé de Londres est rendue et le tracé est délimité comme suit:
«...the boundary between Canada and Newfoundland in the Labrador Peninsula is a line drawn due north from the eastern boundary of the bay or harbour of Anse Sablon, as far as the fifty-second degree of north latitude» (segment 1, au croquis)
«... and from thence westward along that parallel until it reaches the Romaine River...» (segment 2, au croquis)
«... and thence northward along the left or east bank of that river and its bead waters to their source...» (segment 3, au croquis)
«... and from thence due north to the crest of the watershed or height of land there...» (segment 4, au croquis)
«... and from thence westward and northward along the crest of the watershed of the river flowing into the Atlantic Ocean, until it reaches Cape Chidley...» (segment 5, au croquis)
Bien que la frontière de Québec/Terre-Neuve (Labrador) soit bien délimitée, le texte du jugement pose des difficultés quant à l'abornement. C'est particulièrement le cas lorsqu'il est question d'une ligne de partage des eaux. Il arrive parfois, comme c'est le cas ici, que certains segments situés dans des secteurs aréiques (où l'écoulement ne se fait ni vers un bassin ni vers un autre) ou dans des secteurs polyériques (où l'écoulement se fait en direction de plus d'un bassin) soient impossibles à démarquer. Le rapport de la CEITQ est clair à cet égard et stipule que: «l'usage et la jurisprudence sont à l'effet que «l'indémarcabilité» relative d'une frontière ne met pas en cause la délimitation». Aussi, il apparaît que «l'indémarcabilité» du tracé de 1907 n'est pas un argument pour attaquer la validité du jugement du Conseil privé.
Il existe une thèse qui veut que la décision de 1907 soit invalide, pour un certain nombre de motifs, entre autres: que le Conseil privé ait agi à la fois comme juge et partie, que certains membres du comité judiciaire aient pu tirer un profit personnel de l'attribution du Labrador à Terre-Neuve et entacheraient le jugement de fraude, que la thèse canadienne présentée au comité judiciaire en 1926 comportait des faiblesses, «l'indémarcabilité » du tracé, etc. En définitive, la frontière Québec/Terre-Neuve (Labrador), bien que délimitée clairement, «indémarcable» par endroits, semble constituer une frontière litigieuse. Doit-on invoquer l'article 3 de l'Acte de l'Amérique du Nord Britannique de 1871 pour conclure à la nullité de la décision de 1927? Pour certains, la question se pose encore; pour d'autres, la voie des négociations politiques avec le gouvernement de Terre-Neuve dans le but de modifier le tracé de 1927, pour mieux répondre à la réalité géographique et économique, s'avère une meilleure solution.
La limite méridionale est constituée d'une frontière internationale, soit la frontière Canada/États-Unis (New York, Vermont, New Hampshire et Maine) et d'une frontière interprovinciale, Québec/Nouveau-Brunswick. Dans le premier cas, il s'agit d'une frontière délimitée et clairement démarquée. Cette frontière est régie par la loi fédérale sur la frontière internationale. Bien que cette frontière soit considérée comme non litigieuse, elle continue à poser certains problèmes.
On peut lire, entre autres, dans les conclusions du rapport CEITQ «que le gouvernement du Québec, en accord avec le gouvernement fédéral, envisage l'éventualité de négocier avec le(s) gouvernement(s) des États-Unis en vue de procéder à des rajustements mineurs
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du tracé de la frontière internationale, notamment dans le but d'y faire disparaître les périclaves susceptibles de poser des problèmes de communication. Qu'à cet égard, dans le but de mettre fin à l'anomalie géographique que représente la périclave de St-Régis, «la possibilité d'un rajustement dans ce secteur soit envisagée» après consultation de la population concernée dont les voeux devraient être considérés comme déterminants; ce rajustement pourrait impliquer pour celle-ci une relocalisation satisfaisante et, pour les gouvernements impliqués, une compensation territoriale ou autre».
Quant à la limite interprovinciale, Québec/Nouveau-Brunswick, elle est, elle aussi, une frontière bien délimitée et démarquée. Cependant, certaines conditions naturelles ou artificielles créent parfois certains problèmes. C'est le cas notamment pour la formation de nouvelles îles alluvionnaires, pour la modification des îles actuelles ou pour leur rattachement à l'une des rives. A cet égard, la CEITQ recommande «que soit adopté le principe de la frontière mobile, dans le cas où les îles nouvellement formées viennent couper la ligne frontière précédemment établie et que, dans ces cas, les îles ou bancs de sable accroissent au territoire où se situe la plus grande partie de ces îles ou bancs».
En définitive, malgré quelques anomalies, il appert que la limite Québec/Nouveau-Brunswick soit bien délimitée dans tous ses segments, aussi bien terrestres que maritimes.
Pour traiter des frontières pouvant exister dans le Saint-Laurent, il faut distinguer deux zones clairement différentes, soit l'estuaire du Saint-Laurent et le golfe du Saint-Laurent.
L'estuaire du Saint-Laurent se situe à l'ouest d'une ligne reliant Cap des Rosiers à l'embouchure de la rivière Saint-Jean, sur la Côte Nord, en passant par la pointe ouest de l'île d'Anticosti. Le statut de l'estuaire du Saint-Laurent est sans équivoque, puisque la Proclamation Royale de 1763 reconnaît au gouvernement du Québec tout l'estuaire du Saint-Laurent, lequel est depuis lors considéré comme partie intégrante du territoire québécois. Ainsi, le lit de l'estuaire et ses ressources appartiennent au Québec depuis la conquête anglaise. Cette délimitation entre l'estuaire et le golfe a été reconnue en 1937 par le gouvernement fédéral (P.C. 3139 le 18 décembre 1937). En conséquence, la limite Cap des Rosiers-Pointe ouest de l'île d'Anticosti et l'embouchure de la rivière Saint-Jean constitue une frontière juridiquement bien fondée.
Le golfe du Saint-Laurent constitue un espace limité entre le segment ci-haut décrit et à l'est, par les détroits de Belle-Isle, Cabot et Canso.
En effet, selon le rapport de la CEITQ, il n'existe sur le plan du droit international aucune certitude quant au statut du golfe, à savoir: s'agit-il d'eaux internationales ou d'une mer intérieure? Sur le plan juridique canadien, la Cour suprême du Canada s'est prononcée sur la question, mais le jugement ne concerne que les gisements sous les eaux internationales (plateau continental de la haute mer) et sous la mer territoriale. Ces eaux sont situées en dehors de l'espace en litige. Il faut distraire de cet espace la baie des Chaleurs, qui a été reconnue par un arrêt de la Cour suprême du Canada, en date de 1880, comme faisant partie du Québec et du Nouveau-Brunswick. La ligne de fermeture de la baie des Chaleurs entre le Nouveau- Brunswick et le Québec a été précisée par une sentence arbitrale dans l'affaire des Pêcheries des côtes septentrionales de l'Atlantique comme suit: de la pointe du Bouleau, sur l'île Miscou, à la pointe du Marquereau, près de Newport, en Gaspésie.
Quant au statut du golfe du Saint-Laurent, du point de vue du droit international, les avis des juristes sont partagés:
- certains considèrent le golfe comme faisant partie de la haute mer. Suivant une telle interprétation, l'avis de la Cour suprême du Canada concernant les gisements sous-marins de la Colombie-Britannique (1967) pourrait s'appliquer au cas du golfe du Saint-Laurent. Ainsi, le territoire du Québec serait limité par la ligne des basses eaux, ou, au maximum, par des lignes de base droites qui pourraient être tirées entre les pointes et les îles côtières du littoral québécois qui entourent le golfe;
- d'autres considèrent les eaux du golfe comme canadiennes, s'appuyant sur le principe de la reconnaissance de prétentions historiques canadiennes, aussi appelé le concept de «baie historique». En fait, les droits consentis aux états étrangers dans le golfe ne font référence qu'aux ressources poissonnières et ne font pas obstacle au concept de «baie historique». Une telle interprétation implique, selon les conclusions du rapport de la CEITQ, que cet espace maritime canadien ne constitue pas une entité séparée du pouvoir central canadien, mais devient des territoires provinciaux soumis au même partage juridictionnel entre les deux ordres du gouvernement. En fait, un tel partage devrait se réaliser en adoptant comme ligne frontière un tracé suivant les lignes médianes équidistantes des rives. Une proposition à cet effet a d'ailleurs été rédigée en 1964, lors d'une entente intervenue entre les cinq provinces riveraines au golfe. Cette proposition fut transmise au gouvernement fédéral qui à l'époque, n'y a pas donné suite.
Maintenant qu'est dressé un tableau quand même sommaire de la situation actuelle concernant les limites territoriales de la province de Québec, avec toutes ces incertitudes, ces interprétations divergentes, une question se pose: «Dans le cas d'un changement de statut, quelles seraient les frontières d'un Québec souverain?»
D'une façon générale, deux théories s'opposent dans les discussions concernant l'état des frontières d'un Québec souverain: celle de la «partition», qui veut que le territoire du Québec soit amputé du territoire nordique et celle de l'intangibilité des frontières qui veut qu'un état accède à la souveraineté avec les frontières qu'il occupe. Pour leur part, messieurs Dorion, Brun, Turp et Lacasse s'accordent à prétendre à l'intangibilité des frontières.
Selon Me Daniel Turp, les limites antérieures du Québec devenu souverain auraient le caractère de frontières protégées par le droit international. Il invoque à cet effet l'Avis no 3 de la Commission d'arbitrage de la conférence de paix en Yougoslavie qui a appliqué, quant à elle, le principe de l'«uti possidetis juris» aux limites antérieures de la Croatie et de la Bosnie-Herzégovine.
Il ajoute que le principe est d'autant plus applicable entre les républiques que la constitution yougoslave prévoyait que la consistance des territoires et les limites des républiques ne pouvaient être modifiées sans leur accord.
Pour sa part, M. Jean-Paul Lacasse souligne que, selon la théorie de l'«uti possidetis juris », le droit international considère qu'il y a présomption de continuité. Il y a dévolution d'un territoire de l'état cédant à l'état successeur: il y a donc transfert de territoire.
Quant à lui, Me Henri Brun s'oppose à la théorie de la partition. Il soulève: «l'argument principal des tenants de la partition consiste à dire que les territoires du nord ont été cédés au Québec à titre de province par le fédéral, après la Confédération 1867. Donc, si le Québec cesse d'être une province, alors la condition implicite à la cession ne serait pas respectée et par voie de conséquence, le Québec n'aurait plus droit à cette portion de territoire nordique».
Or, cette théorie apparaît entachée d'erreurs aux yeux de plusieurs juristes. Me Brun la critique en ajoutant: «Quand ce territoire a été rattaché au Canada, il ne s'agissait ni d'une démarche fédérale, ni d'un achat à la Compagnie de la Baie d'Hudson. Il a plutôt été rattaché dans le cadre d'un arrêté en conseil de 1870, suite à une entente entre les provinces, lors de la création de la Confédération de 1867».
«Et surtout, ces territoires n'ont pas été annexés au Québec suite à un acte unilatéral mais par un amendement constitutionnel qui a eu pour objet d'augmenter son territoire et donc aussi d'augmenter son pouvoir de légiférer sur ces territoires. Et donc, il ne s'agissait aucunement d'un prêt, d'une donation ou d'un territoire confié en fiducie. Et puisque le territoire a été augmenté par un amendement constitutionnel, une modification de ce même territoire ne pourrait se faire à son tour que par amendement constitutionnel».
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Le territoire actuel du Québec constitue l'espace en fonction duquel la collectivité québécoise est habilitée à exercer la fonction législative. «Cette relation en droit, conclut M. Brun, en est donc une de nature constitutionnelle qui, par conséquent, ne peut être rompue sans l'assentiment de la collectivité québécoise, comme le précise d'ailleurs la constitution. Cet état de droit vaut pour toutes les composantes du Québec, y compris celles dont le rattachement contemporain s'est fait postérieurement à la création de la fédération canadienne. Et cette situation juridique correspond dans son ensemble à une réalité historique et démographique certaine».
Toujours dans l'hypothèse de l'accession du Québec au statut d'État souverain, l'aspect ou la problématique des frontières maritimes est considérée. En partant de la prémisse qu'un Québec souverain accède à l'indépendance avec le territoire qu'il possède au jour de l'indépendance, M. Jean-Maurice Arbour souligne qu'il faut envisager le problème suivant deux hypothèses.
Suivant une première hypothèse qui, selon M. Arbour, est la plus valable au plan théorique, le Québec aurait droit, à titre d'État côtier, à une projection maritime que peut lui reconnaître le droit international. «D'après la jurisprudence internationale, souligne M. Arbour, c'est la terre qui confère à l'État riverain un droit sur les eaux qui baignent ses côtes». Il ajoute: «En perdant sa souveraineté sur le territoire du Québec, le Canada perd automatiquement la souveraineté sur les côtes du Québec et tous les droits dérivés qui découlent de la souveraineté sur ces côtes. On peut dire en quelque sorte que l'accession suit le principal».
Dans cette hypothèse, les difficultés qui peuvent subsister sont de délimiter différentes projections côtières dans les zones de chevauchement, notamment lorsqu'un état voisin prétend lui aussi à une projection maritime sur les mêmes espaces. Suivant la convention de Genève de 1958 sur le plateau continental, la délimitation s'opérait suivant le principe de l'équidistance (ligne qui attribue à chaque partie toutes les portions du plateau continental plus proches d'un point de sa côte que de tout point situé sur la côte de l'autre partie). Cependant, depuis 1969, suivant l'arrêt de la Cour Internationale de justice dans les affaires du Plateau Continental de la Mer du Nord, le principe de l'équidistance ne constitue plus une norme obligatoire; dans certaines conditions géographiques, le principe d'équidistance s'est avéré inéquitable.
Pour le cas du golfe du Saint-Laurent, lors d'une conférence fédérale- provinciale tenue en octobre 1964, la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, l'île du Prince-Édouard et Terre-Neuve ont soumis une proposition délimitant les frontières provinciales dans le golfe, sur la base de l'équidistance. Le Québec a donné son accord à cette proposition.
Il n'en demeure pas moins que cette délimitation n'est pas une frontière reconnue en droit constitutionnel canadien et qu'elle n'est qu'une proposition.
Dans le cas de la Baie James et de la Baie d'Hudson, le principe de l'équidistance est difficilement applicable, inéquitable pour le Québec, puisqu'il serait confiné à la moitié de l'espace existant entre toute une série d'îles et le littoral, diminuant considérablement sa projection maritime. En effet, dans la baie James et la baie d'Hudson, il existe toute une série d'îles, de dimensions importantes, faisant partie des territoires du Nord-Ouest, qui sont situées tout près des côtes du Québec. Or, il apparaît, du moins selon M. Lacasse, que la solution réside dans un compromis: l'équidistance par endroit, l'ignorance de certaines îles de dimensions plus modestes pour d'autres endroits et l'enclave pour d'autres îles. Cette frontière devra donc faire l'objet d'un accord.
Le cas du détroit d'Hudson et de la baie d'Ungava présente une situation bien similaire à celle de la baie James et de la baie d'Hudson. Aussi, selon M. Arbour, la solution est fondée sur l'équidistance en premier lieu et en procédant à certains ajustements.
La seconde hypothèse est basée sur le fait que l'eau, les fonds et le sous- sol sont dévolus à Sa Majesté du Chef du Canada et qu'en vertu d'un titre historique, ces eaux, fonds et sous-sol demeurent territoire canadien. Même si l'opinion des juristes semble toujours partagée, après plusieurs années de débats, d'enquête et d'étude sur le statut des eaux du golfe du Saint-Laurent (mer intérieure ou eaux internationales), en admettant que la preuve d'un titre historique aurait été faite et en admettant par le fait même que le golfe soit une terre canadienne, s'agit-il d'une terre fédérale ou d'une terre partagée entre les provinces riveraines? Il demeure que selon la jurisprudence canadienne, le territoire de Sa Majesté se termine à la laisse de basse mer.
Dans le cas de la baie d'Hudson et du détroit d'Hudson, depuis 1906, selon M. Arbour, «le Canada estime que la baie d'Hudson fait partie des eaux intérieures canadiennes. Le gouvernement fédéral, par décret, adopte en vertu de la loi sur la mer territoriale et les zones de pêches (décret C.P. 1985-2739), le 10 septembre 1985, a établi les lignes de base autour de l'archipel arctique canadien de manière à englober dans les eaux intérieures canadiennes toutes les eaux situées en-deçà de ces lignes de base.
En définitive, de conclure M. Arbour, si le Québec, devenu souverain, ne pouvait prétendre à une projection maritime en vertu d'un titre historique dévolu au Canada, le Québec se retrouverait, malgré un territoire bordé par cinq mers, dans une situation d'enclave comme la Bolivie, le Paraguay, la Suisse et l'Afghanistan.
Il faut donc se poser la question: «Si le Canada perdait sa souveraineté sur le territoire du Québec, perdrait-il automatiquement sa souveraineté sur les côtes du Québec et tous les droits dérivés qui découlent de la souveraineté de ces côtes? Si les États-Unis d'Amérique venaient un jour à perdre leur souveraineté sur l'Alaska ou sur Porto-Rico, pourraient-ils encore prétendre à une mer territoriale, à un plateau continental et à une zone économique exclusive au large de ces territoires?»
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Membre de la Commission canadienne des droits de la personne, Me Dupuis nous rappelle que le dossier des frontières du Québec ne peut être discuté sans aborder la question autochtone sur le territoire québécois. Parce que les revendications contemporaines des autochtones du Canada s'insèrent dans un vaste mouvement d'émancipation des autochtones à l'échelle mondiale, le Québec, que ce soit comme état ou comme province canadienne, n'échappe pas à cette question.
Selon Me Dupuis, le régime juridique canadien a reconnu des droits aux autochtones. En 1763, la France capitule en Amérique devant l'Angleterre. Le Roi George III organise le gouvernement dans ses nouvelles colonies; c'est la Proclamation Royale de 1763 qui fait force de loi au Canada. Dans cette proclamation, les terres situées entre le territoire de la colonie de Québec et la terre de Rupert sont réservées à l'usage des indiens. Cependant, les frontières de ce territoire réservé n'ont pas été clairement définies à l'époque. Sur cette question, les tribunaux canadiens se sont prononcés: la Cour suprême du Canada a établi, en 1990, dans l'arrêt R.C. Sioui, que la Proclamation Royale de 1763 réserve aux indiens deux catégories de terres:
1. Les terres situées au-delà des limites territoriales de la colonie de Québec.
2. Les établissements autorisés par le gouvernement à l'intérieur de la colonie de Québec 1763.
Dans cet arrêt, la Cour suprême soulève le fait que le droit international ne peut reconnaître aux indiens, à cette époque, la compétence pour signer un traité, au sens du droit international. Cependant, il est admis que les Européens étaient forcés de reconnaître aux indiens une autonomie suffisante pour que soit créées en toute validité des ententes solennelles. Ces ententes solennelles se sont appelées d'abord des traités d'amitié, jusqu'à 1780 environ, puis après 1780, des traités de cession de droits des indiens sur les terres qu'ils occupaient.
En 1867, l'Angleterre constituait le Canada en fédération. «L'article 91(24) de la constitution canadienne, ajoute Me Dupuis, attribue au parlement fédéral la compétence exclusive de faire des lois concernant les indiens et les terres réservées aux indiens, sous réserve des droits de propriété des provinces sur leur territoire respectif, le Canada continue d'exercer une politique impériale britannique et conclut des traités de cession de droits avec les indiens jusqu'en 1930».
En 1973, suite à une requête par les indiens de la Colombie Britannique, les tribunaux canadiens doivent se prononcer sur l'existence des droits ancestraux existant toujours en 1973. Le jugement de la Cour suprême du Canada n'est pas favorable aux indiens. Cependant, six juges accordent aux indiens des droits sur les terres traditionnelles, simplement parce qu'ils sont premiers habitants de ce pays. Ce jugement fait jurisprudence canadienne en la matière.
C'est à partir de cette date que la politique canadienne en matière autochtone s'est transformée. Le Canada aborde les revendications territoriales des autochtones par voie de négociations et, lorsque ces revendications portent sur un territoire provincial, les négociations s'engagent à trois. C'est dans cette optique que la convention de la Baie James et du Nord Québécois a été conclue.
Depuis 1982, date du rapatriement de la constitution canadienne, celle-ci reconnaît aux autochtones deux catégories de droits:
- les droits ancestraux, soit les droits territoriaux des autochtones qui n'ont pas été cédés par traité, ou autrement éteints par une loi;
- les droits existants issus des traités et qui n'ont pas été éteints par une loi.
Reste à définir, aujourd'hui, le contenu de ces droits ancestraux.
«Le titre autochtone, conclut Me Dupuis, génère des droits inhérents et indépendants des droits reconnus par le régime juridique canadien et qui lient le Québec en tant que province. Si le droit international ne s'applique pas aux autochtones, comme l'a souligné la Cour suprême dans l'affaire Sioui, il n'en demeure pas moins qu'il existe un vaste mouvement international afin de reconnaître certains types de droits à ces derniers».
Le concept de frontière, suivant le point de vue amérindien, est bien différent de celui des civilisations occidentales. Le concept de propriété, comme le souligne M. Saganash, du Grand Conseil des Cris, est au coeur de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de la France, de la constitution des États-Unis et du Code civil du Bas-Canada. Or, les civilisations autochtones traditionnelles d'Amérique conçoivent plutôt la protection «des frontières commerciales», l'accès aux ressources naturelles et aux voies d'accès du territoire. D'un point de vue linguistique, la notion de propriété privée existe pour les biens personnels, mais pas pour la tenure foncière. Les autochtones conçoivent traditionnellement la terre comme n'appartenant à personne et à tout le monde à la fois, ils considèrent l'homme comme appartenant à la terre. En fait, le concept qui se rapproche le plus de celui de la propriété est celui du territoire de chasse. Or, pour sa part, le Grand Conseil des Cris considère que son territoire traditionnel est celui que les Cris ont occupé et continuent d'occuper encore, pour pratiquer les activités de chasse, de pêche, de trappe et de cueillette.
Selon M. Saganash, «Dans la mesure où les frontières délimitent le lieu d'exercice de l'ensemble de sa juridiction, les nations autochtones sont légitimées d'exiger des garanties constitutionnelles de leurs droits inhérents à se gouverner, de leurs droits ancestraux, de leurs droits issus de traités et de leurs droits à la décolonisation».
La notion de frontière est trop souvent une notion que l'on conçoit sur un espace au sol. On oublie cependant que les frontières délimitent aussi un espace en- dessous de la terre et au-dessus de la terre. En fait, l'évolution des technologies au fil des ans a forcé l'homme à redéfinir les notions de frontière, de souveraineté et d'intégrité du territoire. C'est du moins ce qu'a souligné Berthier Beaulieu, lors de son allocution à cette journée d'étude.
La façon de délimiter et démarquer une frontière est étroitement liée aux moyens technologiques mis à notre disposition. On peut
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ainsi expliquer le fait qu'à une certaine époque, les limites des eaux territoriales en mer étaient fixées selon la portée d'un boulet de canon. Durant la période qui suivit la Première Guerre mondiale, période où les développements technologiques importants ont été réalisés dans le domaine de l'aviation, les notions de frontière et d'intégrité ont été remises en question. Dorénavant, en survolant le territoire à bord d'un aéronef, il était facile pour un état de violer l'intégrité d'un autre état.
Comme le souligne M. Beaulieu, à cette époque, deux importantes conventions sont signées. La convention de Paris, signée en 1919, proclame «l'absolutisme de la souveraineté à l'abri duquel les frontières géographiques regagnèrent en altitude artificiellement». Et la convention de Chicago, signée en 1944, qui remplace celle de 1919, réinstaure le principe de souveraineté complète et exclusive d'un état au- dessus de son territoire. Ces conventions viennent en quelque sorte poser une restriction quant à la règle coutumière de la liberté de l'espace aérien. Après de longues négociations, les États-Unis d'Amérique, qui ont toujours soutenu le principe de la liberté complète de l'air au commerce international à l'usage de l'humanité, ont finalement ratifié cette convention.
A l'âge spatial, avec l'apparition des satellites, la notion d'intégrité du territoire est à nouveau remise en question. En 1967, ajoute M. Beaulieu, le traité de l'espace est signé. Ce traité établit que «l'espace extra-atmosphérique, lieu où les satellites suivent leur trajectoire, n'était pas susceptible d'appropriation», et on a reconnu la légalité de son utilisation pacifique ainsi que sa libre exploration.
Si on définit la télédétection comme étant: «l'observation de la surface terrestre à partir de l'espace, en utilisant les propriétés des ondes électromagnétiques émises, réfléchies ou diffractées par les corps observés, à des fins d'amélioration, de la gestion des ressources naturelles, d'aménagement du territoire ou de protection de l'environnement», on peut facilement concevoir avec quelle aisance il est possible, pour un État possédant les ressources technologiques et financières, de se constituer d'importantes banques de données sur n'importe quel autre État. Imaginez le scénario où certains pays recueillent des informations précieuses sur la présence de gisements miniers ou pétrolifères, ou encore sur la condition des récoltes dans d'autres pays et ainsi, se donnent une position privilégiée sur les marchés boursiers internationaux. A ce sujet, de nombreuses discussions ont été tenues au sein des Nations-Unies. De ces discussions s'est soldé un écrit: «Les principes sur la télédétection», publié le 3 décembre 1986. Cependant, cet édit apparaît, selon M. Beaulieu, comme incomplet, imprécis et sujet à interprétation. «La définition de la télédétection contenue dans les principes de 1986, conclut M. Beaulieu, en est donc une vide de sens. Elle englobe moins d'activités qu'elle n'en exclut. Il devient très facile pour les états de contourner les principes généraux pré-établis, principes soi-disant «protecteurs» de la souveraineté des états et de leur intégrité territoriale».
Aucune autorisation d'un état observé n'est nécessaire pour acquérir des données de télédétection. Les états observés n'ont aucun contrôle sur les observations recueillies, qu'elles soient liées à des activités militaires ou à des entreprises privées.
Le concept de frontière est-il vraiment un concept absolu, étanche
Le mandat du ministère de l'Énergie et des Ressources est un mandat de gestion du territoire québécois. Comme l'a souligné, à cette journée d'étude, M. Guy Morneau, sous-ministre associé au secteur terres (MER), le ministère exerce sa compétence sur le territoire en vertu de l'article 12 de sa loi. Trois grandes fonctions y sont consignées: une première consiste en la connaissance géographique et foncière du territoire québécois. Le ministère constitue des banques de données officielles sur la géodésie, la cartographie, l'arpentage et le morcellement des terres publiques, l'enregistrement des transactions sur les terres publiques, le morcellement des terres privées, le morcellement administratif et sur l'inventaire des terres fédérales au Québec. Une deuxième fonction consiste à la diffusion de cette information. Et finalement, la troisième fonction consiste en la gestion du domaine foncier.
«Les activités du ministère en matière territoriale, et cela depuis l'origine, de dire M. Morneau, se veulent une réponse au besoin d'assurer une présence réelle sur l'ensemble du territoire québécois; cette présence étant un élément important de maintien de son intégrité». La question des limites territoriales forme, en quelque sorte, un cadre géographique dans lequel le ministère exerce ses activités de gestion. Selon M. Morneau, elle pose parfois certaines difficultés de fonctionnement.
L'établissement d'une frontière se fait d'abord par sa délimitation; définition du tracé au moyen de textes juridiques et, ensuite, par la démarcation; fixation de la limite sur les lieux suivant la base d'un protocole d'arpentage.
«En l'absence d'entente ou dans le cas d'imprécision de la loi définissant une limite, la gestion du territoire et l'allocation des droits se font suivant l'interprétation du gouvernement du Québec, en regard de cette limite, dans le respect, bien entendu, des principes de droit applicables en cette matière», ajoute M. Morneau.
Bien que la démarcation des frontières en milieu terrestre soit une préparation relativement simple, il en est tout autrement pour les segments en milieu hydrique. Or, le Québec est limité par des segments en milieu hydrique sur une proportion de 50%.
Les difficultés de démarcation des segments hydriques sont parfois causées par une incertitude quant au statut juridique des eaux; c'est le cas notamment, comme nous l'avons vu, du golfe du Saint-Laurent, par une imprécision au niveau des textes de délimitation: c'est le cas de la frontière Québec-Ontario, où les textes de délimitation créés en 1851 font mention du «chenal principal du fleuve Saint- Laurent ». «Reste encore à préciser, s'agit-il du chenal le plus large, du chenal le plus profond ou du chenal de navigation?» de dire M. Morneau. Finalement, ces difficultés peuvent être causées par la morphologie dynamique du milieu hydrique: l'exemple des îles de la rivière Restigouche
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(Québec/Nouveau-Brunswick). Ces îles ont été attribuées au Nouveau-Brunswick, au milieu du 19e siècle. Or, sur les lieux, ces îles sont devenues des presqu'îles rattachées au Québec
«A part les segments hydriques de la frontière Canada/États-Unis dont l'administration ne relève pas directement du Québec, aucune frontière en milieu hydrique n'a fait l'objet d'une démarcation sur le terrain».
Un autre exemple, soulève M. Morneau, où l'imprécision de la délimitation cause de sérieux problèmes de gestion, est celui des rives des baies James, d'Hudson, d'Ungava et du détroit d'Hudson. «Cette frontière, en vertu de la convention de la Baie James et du Nord Québécois, est fixée par la ligne des basses eaux et à l'embouchure des rivières. Or, tout projet de construction d'un ouvrage portuaire pourrait être remis en cause, suite à sa position transfrontalière.
De conclure M. Morneau, «Il appartient en premier lieu au monde politique de conclure des ententes sur les frontières, au monde juridique de les formuler clairement et au monde administratif de les concrétiser. Tant que les deux premières étapes ne sont pas concrétisées, le rôle du ministère consiste à assurer le soutien à ces deux entités en vue de trouver des solutions valables aux problèmes des frontières soulevés».
Selon le professeur Tcherkassov, chercheur supérieur à l'Académie des Sciences de la Russie, les frontières sont artificielles et arbitraires, et il suffit de tracer une ligne pour que, soudainement, un territoire devienne une terre sacrée. Selon son opinion, les frontières du Québec, tout comme celles de la Fédération de Russie, n'étaient pas conçues, à l'origine, comme des frontières ethniques ou même politiques. Avec l'augmentation de leurs poids politique et économique, elles influencent la géographie ethnique des pays en question .
«Selon l'expérience russe, transmet-il aux Québécois, n'allez pas contester des frontières administratives; ce qui est écrit par une plume ne peut pas être détruit par une hache».
N.B.: Toutes les illustrations apparaissant dans cet article proviennent du rapport de la Commission d'étude sur l'intégrité du territoire québécois.
<Figure 1> Frontière Québec-Ontario: délimitation et démarcation.
<Figure 2> Lignes d'équidistance.
<Figure 3> Les segments du tracé de 1927.
<Figure 4> Les frontières méridionales du Québec.
<Figure 5> Le golfe et ses limites périphériques.